La question

« Qu’est-ce que la vérité ?». Malgré les apparences ceci est une réponse, pas à une question, certes, mais à une des dernières phrases que prononça Jésus-Christ : « Tu le dis, je suis roi. Je suis né et je suis venu dans le monde pour rendre témoignage à la vérité. Quiconque est de la vérité écoute ma voix. »

Et celui qui a formulé cette fameuse réponse-question, c’est Ponce Pilate. Ce préfet de Judée du Ier siècle, qui a eu l’insigne honneur et la lourde tâche d’être juge au procès de l’homme le plus connu au monde – et au moins de toute la Judée à l’époque, était selon moi un homme intelligent. Son poste de préfet et son appartenance à l’ordre équestre, c’est-à-dire l’ordre des chevaliers romains, laissent déjà supposer que ce citoyen romain était un homme éduqué, même érudit, et surtout capable intellectuellement de gérer les affaires qui lui incombaient dans tout le territoire de Judée. Mais l’intelligence que je suppose chez lui est plus subtile que ça. En fait, à la différence de l’image d’un personnage empathique, voire doux, que peut nous laisser la lecture des Evangiles, Pilate était un homme provocateur, dur et même cruel. Et ce sont ces traits de personnalités qui m’amènent à voir en lui cette forme d’intelligence qu’on retrouve souvent chez une catégorie de personnes bien précise : les tyrans et les tortionnaires.

Mais plus encore, ce qui me fait penser qu’il était intelligent, c’est cette réponse-question. La réponse d’abord montre d’une part un bon sens de la répartie : l’affirmation de Jésus en aurait déstabilisé plus d’un, et d’autre part un esprit d’analyse poussé : car l’élément essentiel à la compréhension de la phrase de Jésus c’est effectivement cette « vérité » que ce dernier mentionne à deux reprises. Ensuite la question, car je suis convaincu que comme le présente les Evangiles, malgré sa gestion rigide et intransigeante en tant que l’un des préfets les plus durs que la Judée ait connue, Pilate a douté. Il ne s’est pas seulement retrouvé face à Jésus mais aussi face à ses propres questions existentielles, celles que tout être humain se pose lorsqu’il accepte de laisser libre court à cette intelligence subtile que selon moi nous possédons tous – pour le meilleur ou pour le pire.

En effet je crois que son intelligence l’a amené à poser cette question si profonde et pourtant si simple. Probablement blasé par son poste et la réalité du terrain : manifestations d’opposition récurrentes du peuple juif, auxquelles succédaient les répressions violentes et systématiques de l’autorité romaine ; certainement intrigué par la spiritualité ancestrale d’hommes et de femmes qu’ils ne côtoient pas vraiment mais desquels chaque jour il observe, par la force des choses, à la fois la ferveur et la résignation. Pilate devait certainement avoir soif de plus, il devait avoir la curiosité de découvrir autre chose que la réalité froide et brutale dans laquelle il vivait, quand bien même elle était en sa faveur.

Cependant, la question qui m’intéresse vraiment alors que j’écris cet article, n’est pas celle de Pilate, ou pas tout à fait. Sa question, qui reste et qui restera toujours et universellement d’actualité, je me la suis aussi posée. Et je crois profondément y avoir trouvée une réponse au travers de la Bible et de ma foi chrétienne.

Mais aujourd’hui, je suis amené à me poser une question un peu différente. Comme par un mécanisme de transposition, la question de Pilate se trouve transformée, projetée dans un nouveau référentiel : une transposition de l’époque de l’empire romain et du stoïcisme à l’ère de la mondialisation et du numérique dans laquelle je vis, transposition de la fonction de préfet romain de Pilate à mon statut de simple citoyen d’un pays occidental et en particulier européen. Dans mon contexte et avec en particulier une focalisation sur la période de 2020 à aujourd’hui, la question qui résonne en moi est plutôt : « Qu’est-ce que la réalité ?»

On pourrait croire que c’est le dernier sujet du bac de philosophie, mais c’est sincèrement la question que je me pose depuis quelques temps.

Il faut dire que comme Pilate, parfois blasé et souvent intrigué par notre société et ses valeurs – ou absences de valeurs, par les évènements tragiques mais cycliques qui se produisent dans le monde, je me pose des questions existentielles ; des questions sur moi-même, sur les gens qui m’entourent, voire sur des notions « fondamentales », comme la réalité. Si je mets des guillemets à fondamentales, c’est parce que selon moi les avancées technologiques récentes, et les questions de société qui les accompagnent, ont légèrement fissuré ou du moins ébranlé le roc que constitue le concept de réalité en tant qu’expérience inanalysable ou de conscience de soi indiscutable, qu’ont défendu certains philosophes comme Descartes.

« Ces nouvelles technologies offrent une infinité de possibilités, aussi bien susceptibles de nous aider à mieux vivre que l’inverse »

Réalité virtuelle, réalité augmentée, et dernièrement métavers, sont des mots qui aujourd’hui nous font peut-être seulement penser à des jeux-vidéo fascinant, à des drôles de lunettes qui nous font ressembler à des membres des Daft Punk, ou à un nouvel Eldorado commercial pour les géants de l’industrie du web 2.0. Mais en fait il s’agit de bien plus que ça. Il s’agit des balbutiements de ce qui demain fera partie intégrante de notre vie de tous les jours : travail, loisirs, achats, … Ces nouvelles technologies offrent une infinité de possibilités, aussi bien susceptibles de nous aider à mieux vivre que l’inverse, par analogie avec Internet et les réseaux sociaux de nos jours. Et une autre analogie avec ces derniers que l’on peut déduire assez facilement, c’est la remise en question de principes légaux, sociaux, économiques, et politiques, entre autres. Car, si récemment nous nous sommes retrouvés hébétés et démunis face aux révélations de manipulation d’élections présidentielles par de grandes sociétés d’analyse de données via les réseaux sociaux, comment réagirons-nous par exemple face à des campagnes électorales de candidats qui influenceront émotionnellement les électeurs à coup d’insécurité et de violence raciale virtuelles crées de toutes pièces dans le métavers ? Ou encore, s’il est déjà si difficile pour certains parents d’aider les no-life que sont devenus leurs enfants, complètement coupés du monde des vivants et accros au virtuel, que deviendront les parents qui subiront les premières vagues de « renaissances virtuelles » – sorte de coma artificiel définitif et voulu où l’esprit délaisserait le monde charnel pour rester uniquement connecté au métavers ? Et enfin, s’il est encore si difficile de légiférer concernant des incitations à la violence et des harcèlements sur les réseaux sociaux qui aboutissent à des crimes ou des suicides, quels genres de de casse-têtes juridiques devront décortiquer nos tribunaux face à des assassinats commis dans le monde bien réel mais en représailles de viols commis dans le métavers ? Vous trouvez peut-être que je pousse un peu et que mon imagination fertile m’emporte dans des scénarios extrêmes de science-fiction. Au contraire, je pense que je ne vais pas assez loin, et pour deux raisons. Premièrement, on pourrait citer l’écrivain Mark Twain qui dit que « la réalité dépasse la fiction, car la fiction doit contenir la vraisemblance, mais non pas de la réalité ». C’est-à-dire que quoi qu’on puisse imaginer, la réalité libre des carcans qui bride inconsciemment nos esprits est toujours en mesure de nous surprendre, de réaliser les rêves ou les cauchemars les plus fous, et surtout, de les dépasser. En second lieu, ce sont quelques célèbres auteurs d’un genre que j’aime beaucoup qui peuvent justifier ma tentative d’entrevoir un avenir inquiétant mais probable : Georges Orwell, René Barjavel et Aldous Huxley, entre autres, ont écrit des romans contre-utopiques (ou aussi appelés dystopiques) remplis de fantaisies parfois naïves mais ils n’en sont pas moins considérés aujourd’hui comme des prophètes dont l’art a su nous mettre en garde avec précision contre des graves dérives de notre société – malheureusement sans pour autant que nous ne réussissions à toutes les éviter.

D’ailleurs, je n’ai même pas besoin d’aller chercher si loin pour concevoir que la notion de réalité aussi certaine et tangible qu’elle nous paraisse est en fait d’ores et déjà remise en question dans notre vie de tous les jours. Effectivement je pose la question qui demande « qu’en sera-t-il de la réalité, de la preuve par l’expérience que ce qu’on vit est bien réel ? ». Mais déjà aujourd’hui, qu’en est-il de la réalité, celle du monde qui nous entoure et qu’on est censé pouvoir capter par le truchement de nos écrans plus que jamais démultipliés ? En effet, à l’aube de cette révolution technologique du monde réel, arrive déjà à son apogée une autre révolution qui dure depuis plusieurs décennies – au moins depuis le 11 septembre 2001 je pense : la révolution de l’information. Et pourtant avec le recul de ces deux dernières décennies, je ne sais même plus si on peut vraiment parler de révolution et pas simplement d’une évolution, darwinienne, mécanique, inéluctable, mutation brutale de l’information au sens large. De la création de l’Axe du Mal en 2003, à l’imbroglio en 2021 sur les vaccins anti-covid, en passant par la crise des subprimes en 2008 et les révélations d’Edward Snowden en 2013, on peut voir que désormais il suffit qu’une poignée de personnes, voire une seule parfois, agisse de manière relativement limitée et locale sur l’information, pour que la réalité de centaines de millions d’autres à travers le monde soit profondément transformée avec une rapidité, une intensité et une dispersion qui n’avaient encore jamais été observées, et qui vont grandissantes. Que ce soit sous la forme d’une fiole d’anthrax confirmant la menace imminente, d’un passe vaccinal obligatoire pour accéder à tout ou presque de ce qui constitue la vie en société, d’une note AAA attribuée à des produits financiers nord-américains pourtant toxiques, ou d’une divulgation de documents hautement sensibles d’agences de renseignements américaines, les battements d’ailes de papillon qui déclenchent des tsunamis sont bien là et de plus en plus fréquents. Avec une certaine polarisation sur les Etats-Unis, la mondialisation, l’ubiquité des médias et l’instantanéité d’internet et des réseaux sociaux ont rendu inévitable l’évolution du système de l’information vers un écosystème de l’information, où les informations et leurs vecteurs sont assimilables à une communauté d’êtres interagissant dans un environnement régi par la loi du plus fort : le plus fort médiatiquement, politiquement, ou bien sûr financièrement parlant.

Je vais au moins parler pour moi. Quand je regarde derrière moi, quand je repense à ma réaction devant cet écran de télé, seul, un après-midi où j’étais rentré plus tôt du collège, quand je me dis qu’au début je pensais que c’était un film et pas l’édition spéciale du JT qui passait en boucle des images de panique, de mélange de poussière et de fumée, de fracas d’acier et de verre, d’avions et de corps humain aux trajectoires inhabituelles et fatalement horizontales ou verticales, c’est comme si depuis ce jour si étrange et pourtant si réel, j’étais finalement bien rentré dans un film, un blockbuster à l’hollywoodienne, avec des méchants et des gentils bien sûr, un film dont on se doute malheureusement de la fin, mais qui comme dans Matrix change parfois brutalement de décor ou de méchants – jamais de gentils par contre, au hasard d’une reprogrammation par les « architectes » cyniques et assoiffés de toujours plus de pouvoir ou à la chance d’une faille crée par certains rebelles désenchantés de cette réalité qu’on force dans leur esprit et luttant au nom de la vérité.

Oui, quand je regarde derrière moi, je ne me peux que me résoudre à penser que le réel n’existe plus ou presque. Ce qui reste de lui devrait être achevé dans les prochaines décennies, voire années. Je pourrais me dire que j’ai au moins mes sentiments, mes émotions, mais même ça je ne peux plus m’y fier : plus que mon intellect ce qui intéresse aujourd’hui les nouveaux maîtres du monde, les seigneurs de l’information, c’est mon affect. L’intellect ne fait pas vendre, il fait réfléchir, tout simplement, et même si on l’orientait dans une direction donnée, il est bien trop dangereux et incontrôlable : d’une pensée naît une idée, d’une idée une intention, d’une intention une action. « Quoi ?! Une action ?! Non surtout pas ! » Ce qu’il faut c’est influencer mais sans mettre en branle, orienter tout en paralysant, émouvoir sans mouvoir. Manipuler l’affect, c’est parfait : ça tire des chaudes larmes, ça fait éclater des fous rires, ça indigne, ça apaise, tout ça, sans faire bouger qui que ce soit de son canapé, et surtout, surtout, sans interrompre les flots d’or qui découlent directement ou indirectement de nos « temps de cerveaux disponibles ». Alors que je me rends compte comme le groupe de rock des années 80, Téléphone, que « ma réalité m’a alité », je m’efforce de me réveiller peu à peu, de me relever, de m’élancer de toute mes forces, guidé par une seule chose, comme une étoile éclatante dans la nuit noire, la vérité : celle que j’ai trouvée en Jésus-Christ de Nazareth, le seul à avoir jamais dit « Je suis le chemin, la vérité et la vie ».

Le petit orteil

Vêtements de grands couturiers, voitures de sports, montres suisses, palaces somptueux, … tout ça ne m’a jamais vraiment intéressé. En fait jusqu’à récemment, je n’étais pas du tout attiré par le luxe, sous quelque forme que ce soit. Au contraire, ça avait plutôt tendance à me mettre mal à l’aise. Quelques soirées dans des restaurants étoilés et des salles de réception magnifiques organisées par mon école d’ingénieurs, ou bien de rares séjours – si on peut appeler une nuit un séjour – dans des hôtels de luxe parisiens avec des petites amies pour nos anniversaires ; ces moments, d’autant plus précieux à mes yeux qu’ils n’ont été sporadiques, furent mes premiers contacts avec le luxe.

Des goûts simples, c’est le cas de le dire, en fait à mon niveau on pouvait carrément parler d’un appétit pour la simplicité. Même en étant plus régulièrement à son contact, je m’étonnais il y a quelques années de n’avoir toujours pas pris goût au luxe : car il faut le dire, les nombreux déplacements professionnels payés par mon employeur auraient pu comme pour beaucoup de mes collègues m’habituer aux hôtels cinq étoiles, aux vols avec de prestigieuses compagnies, aux 4×4 de fonction dans des pays où le pétrodollar coule à flots. Et pourtant, tout cela n’avait pas suffi à me défaire de cette préférence pour le simple, le discret, le sans éclat. Depuis, ça a tout de même un peu changé : ma dernière expatriation au Qatar a certainement joué un rôle, mais comme on le verra plus loin, il a fallu beaucoup moins que ça pour vraiment me faire abandonner cet état d’esprit ancré en moi.

Je me demande aujourd’hui comment est née une tendance si forte dans mon comportement. En réalité, plus qu’une préférence pour le simple il s’agissait d’un rejet catégorique du luxe. Par avarice, je ne pense pas, par mépris pour le matériel, peut-être, mais avant tout – et c’est ce qui s’est littéralement révélé à moi dans la douleur, par culpabilité, certainement.
Je ne sais pas quel a été l’élément déclencheur de ce qui, à l’origine, n’était qu’un sentiment sournois. Je ne sais pas quel était le mécanisme qui animait et renforçait cet état d’esprit en moi. Tout ce que je sais, c’est que quand une idée quelconque dans mon esprit venait associer le luxe à ma personne, une question surgissait inéluctablement : pourquoi moi ?

A vrai dire, ça va bien plus loin que le luxe. Ce réflexe de pensée se produisait dans de nombreux autres cas chez moi, de telle manière que j’en venais à me demander si ce n’était pas la notion même de plaisir à laquelle mon esprit était devenu allergique. Ça va assez loin, mais en même temps les indices sont trop nombreux pour le nier. Extérieurement, depuis longtemps et de façon récurrente j’entendais ma famille, mes amis, mes collègues me dirent : « tu es trop gentil, fais attention ! », « tu devrais penser à toi avant de penser aux autres sinon tu vas te faire bouffer », « pourquoi ta vie est aussi compliquée alors que tu facilites celles des autres ? ». Sans y faire plus attention, et c’était mon cas, on pourrait simplement en déduire : schéma habituel de l’altruiste dans l’âme, incompris par ses proches et vivant dans un monde de plus en plus égoïste. Mais ce qui cloche avec ce diagnostic – en plus du fait que certains des proches cités sont autant voire plus généreux que moi, c’est ce qui se passait intérieurement. Quelques exemples. Quand je voyais un sans-abri dormir sur le quai d’un métro, je me sentais coupable. (Ok, ça passe) Quand je voyais qu’une personne en réunion se retrouvait debout car il n’y avait pas assez de chaises prévues, je me sentais coupable. (Bon, un peu bizarre, en même temps si tu t’es assis en dernier…) Quand je sentais que j’allais gagner aux cartes et que l’autre allait donc nécessairement perdre, je me sentais coupable. (Hein ? Pardon ?)

Je suis convaincu d’être une personne généreuse et animée de bons sentiments envers l’Autre, même si cela implique parfois de faire certains sacrifices, et il n’y a aucun problème avec ça je trouve. C’est d’ailleurs, l’un des principes fondateurs de la foi chrétienne, « aime ton prochain comme toi-même », « il y a plus de plaisir à donner qu’à recevoir », « donne à celui qui te demande », … Cependant, ce qui posait problème chez moi, c’était le fait que même lorsque rien ne m’était demandé, mais qu’il s’agissait simplement de moi et de mon plaisir, de mon confort, ou juste, de mon bien-être, quelque chose en moi se bloquait, quelque chose qui considérait que je ne méritais pas tout ça.

En règle générale, les choses qui me concernent sont relativement compliquées. C’est comme si ça me rassurait que tout ne soit pas simple pour moi. Plus c’est compliqué et plus je galère, plus un sentiment étrange de satisfaction et de confort augmente en moi, jusqu’à me confirmer « là, c’est bon, tout va bien, tu es à ta place ». En fait j’ai longtemps vécu avec la pensée omniprésente de ne pas mériter. Ne pas mériter quoi ? Beaucoup de choses, si ce n’est tout. De manière analogue à ce que je crois être une imposture de certains écologistes, qui sont en fait des radins de premier ordre, mon altruisme et ma simplicité ne sont que le masque et le costume confectionnés soigneusement par un désamour profond de moi-même.

Attention je ne me hais pas, loin de là. D’ailleurs, un autre de mes travers est un orgueil bien caché mais ancré dans ma personnalité. C’est assez paradoxal vu le reste de cet article mais on y reviendra plus tard. Sans me détester, je suis en fait dans un système de pensée où je ne peux pas ou très peu, apprécier moi-même, ce que je fais ou dis. Pour y arriver, j’ai besoin d’une approbation : soit extérieure, par ce que pense les autres de moi, soit intérieure, par ma satisfaction dans la complication. Et c’est le deuxième cas dont la réalité s’est brutalement imposée à moi un soir de déplacement professionnel en Italie. Tout se passait très bien depuis mon arrivée quelques jours plus tôt. En effet, comme je le disais plus haut, mon entreprise sait mettre ses employés dans de très bonnes conditions pour travailler à l’étranger : location d’une berline haut de gamme, déjeuners dans les restaurants gastronomiques locaux, et surtout séjour dans un hôtel 4 étoiles sur les rives du lac de Côme. Tout va bien, mais comme d’habitude je suis gêné. Je sais donner le change devant mes collègues, mais au fond de moi je ne me sens pas à ma place. C’est dans ma chambre où, à l’abri des regards, je peux laisser libre cours à ma « simplicité » : par exemple, usage du moins d’armoires possible quitte à garder ma valise à moitié pleine, dissimulation des restes de gels douche et shampoings pour qu’ils ne soient pas remplacés par le service de chambre, et enfin interdiction d’utiliser le chauffage vu le peu de temps passé dans la chambre chaque jour. On pourrait y voir un flemmard, un écolo, un pratique, … Mais comment expliquer le fait de se déplacer dans sa chambre sans allumer la lumière par une nuit noire et avec toute la variété de mobilier qu’un hôtel de ce standing peut contenir ? Même si je suis économe, je ne paierai pas la note de la chambre moi-même et encore moins la facture d’électricité. Même si je pense à l’environnement, le voyant rouge de la télé en veille consomme chaque jour autant que l’ampoule dont j’aurais eu besoin pendant quelques minutes. Et même, oui, même si je suis paresseux et me dis que ce n’est pas la peine d’allumer le temps que je fasse les quelques mètres du lit à la salle de bain, la probabilité de se cogner le petit orteil, à pleine vitesse contre le pied d’une chaise en chêne massif, est simplement beaucoup trop élevée. Et ça n’a pas loupé.

Vous connaissez cette douleur progressive qui part d’un endroit minuscule (langue mordue, phalange écrasée par un marteau, ou, plus rarement, épaule déboitée) et qui irradie lentement dans votre corps comme si c’était tous vos membres qui avaient mal. En général, il s’en suit automatiquement un flot d’insultes que votre bouche va irrépressiblement, crier, baragouiner, ou chuchoter selon le moment de la journée et le profil des personnes autour de vous. Dans mon cas il s’agissait d’un léger murmure, imperceptible pour les clients des chambres voisines, mais lourdement chargé des mots les plus grossiers que je connaisse. La douleur intense, qui était celle d’une fracture d’après le médecin que j’ai vu plus tard, me faisait haïr cette chaise, premièrement, et surtout me haïr moi-même, dans un second temps.

Je ne sais pas si à cause du mal fulgurant qui me traversait le pied on pourrait parler d’un éclair de génie mais une chose est certaine, c’est qu’une prise de conscience commença à s’opérer en moi à partir de cet instant. Je me voyais, toujours dans le noir, me tenant le pied, presque les larmes aux yeux – de douleur ou de colère ou les deux, à m’énerver contre une chaise alors que le problème c’était moi-même : la chaise était là où elle devait l’être, moi pas. J’étais dans le noir, j’avançais dans le noir, cette nuit-là en particulier mais aussi tous les autres jours de ma vie. Je ne m’autorisais pas la lumière. Pourquoi ? Je ne saurais toujours pas répondre à cette question aujourd’hui, mais c’était un fait indéniable en tout cas et mon orteil en était à la fois le témoin et la victime.

Jésus-Christ a dit « Je suis la lumière du monde ; celui qui me suit ne marchera pas dans les ténèbres, mais il aura la lumière de la vie ». J’ai mis du temps à comprendre que dans mon cas, les ténèbres sont en principalement celles que je me suis imposé pendant la majeure partie de mon existence. Cet incident du petit orteil cassé m’avait permis de réaliser que « la lumière était éteinte », il restait encore à l’allumer. C’est justement ce que ma foi en Jésus m’a aidé à faire. Aujourd’hui j’arrive peu à peu à me défaire de mes ténèbres grâce à lui, à mesure que je laisse sa lumière salvatrice les chasser, à mesure que j’apprends à accepter d’être aimé par un Dieu qui plus d’une fois a prouvé à moi et à tant d’autres son amour infaillible. Ça n’a rien à voir avec l’approbation que je cherchais dans la complication ou auprès des autres et l’effet en est ô combien plus authentique. Le fait de se savoir aimé par Dieu sans condition et même malgré toutes mes actions, paroles ou pensées, qui en théorie devraient me disqualifier de cet amour, transforme l’idée auparavant inconcevable de m’aimer moi-même en une évidence : en m’aimant malgré tout ce qu’il voit en moi par sa connaissance parfaite, il me montre que je ne dois pas chercher à mériter son amour ou celui de quiconque, mais plutôt que je mérite d’être aimé par quiconque, et à commencer par moi-même. Ici il ne s’agit plus de cet orgueil en sourdine qui, comme un ersatz d’amour, m’aidait à supporter le manque d’amour de moi-même en me faisant me considérer meilleur que les autres par des moyens déguisés : être le plus gentil aux yeux de tous, passer pour le plus humble, paraître le plus généreux. Non ça, ça s’appelle vivre au travers du regard des autres. Ça peut aider à supporter, mais pas à combler le manque. Le manque j’ai réussi à le combler avec Jésus-Christ et son amour sans limite.

Comme l’a dit Blaise Pascal : « Il y eut autrefois dans l’homme un véritable bonheur, dont il ne lui reste maintenant que la marque et la trace vide qu’il essaie de remplir inutilement avec tout ce qui l’environne, recherchant dans les choses absentes le secours qu’il n’obtient pas dans les présentes. Or, toutes sont inadéquates, parce que ce gouffre infini ne peut être rempli que par un objet infini et immuable, c’est-à-dire Dieu même. » En définitive, moi qui étais apparemment en manque d’amour pour moi-même, j’en déborde désormais. Et à la différence des narcissiques ou simple égocentriques, ce surplus d’amour ne m’amène pas à me centrer sur moi, il tourne plutôt mon regard vers les autres, vers mon prochain. Il est vrai qu’il a d’abord contribué à ce que je m’autorise enfin pleinement bien-être, confort, plaisir et même luxe, que je mettais jadis au ban de ma vie. Mais ce puissant remède a eu des effets secondaires encore plus bénéfiques que la simple guérison de mon amour de moi-même. En effet, plus haut j’ai cité l’un des principes fondateurs de la foi chrétienne : « aime ton prochain comme toi-même ». Ce principe biblique, comme la plupart des autres d’ailleurs, est fondé sur l’Amour. Et il est même doublement appuyé sur lui car il se divise en deux parties : une première tourner vers les autres, « aime ton prochain », et une seconde centrée sur soi, « comme toi-même ». C’est là toute la puissance de l’amour de Jésus-Christ, celui qui ne peut laisser indifférent, qui lui-même ne change pas mais qui change tout ce qu’il touche. Il ne vient pas seulement nous toucher, nous éclabousser, il nous inonde, au point qu’on n’ait qu’une seule voie qui s’offre à nous : d’abord de nous laisser remplir, c’est-à-dire nous aimer parce qu’il nous aime, puis de déborder tout autour de nous comme un fleuve en crue, c’est-à-dire aimer les autres et même le monde qui nous entoure – les êtres vivants ou non de la nature créés de la main de Dieu tout comme les créations diverses et variés de l’homme. Bien plus précieux que le luxe, j’ai gagné quelque chose d’une valeur inestimable, l’Amour qui nous change et avec lequel on peut changer le monde.                                                                                       

La définition

Du soleil, beaucoup de soleil, les plus beaux paysages, l’amour, peut-être, mais le plus important, moi-même : c’était ma check-list ambitieuse des choses à trouver en quelques jours de congé en Italie. Les Pouilles, en solitaire avec mon sac de camping et ma Fiat louée, mais aussi avec mes blessures encore trop fraîches d’une rupture difficile. Je m’attendais à des vacances sympas, mais ce séjour express dans le Sud me réservait bien plus.

Pour avoir un peu de lecture, j’avais pris un livre avec moi – enfin deux vu que je ne voyage jamais sans ma Bible. C’était Du bonheur : un voyage philosophique, de Frédéric Lenoir. Malgré tout le bien que j’ai pu entendre de cet écrivain, j’ai eu beaucoup de mal à ouvrir ce livre après que mon ex me l’ait offert avec beaucoup de bienveillance. Et j’ai eu encore plus de mal à l’emmener avec moi pendant ces vacances où je cherchais définitivement à être seul face à moi-même, et pas en tête à tête avec un philosophe, qui d’après la quatrième de couverture, voulait m’aider à trouver le bien-être grâce à un remix édulcoré de concepts sur le bonheur et la spiritualité.

Ok, je suis un peu dur avec lui. Comme je le suis avec tant d’autres, qui, à en croire les critiques, sont les Avengers de la quête du bonheur, ou la Justice League de la lutte contre la déprime. En fait, c’est même injuste de ma part puisque je trouve son bouquin — et beaucoup d’autres de ce genre très vendeur — bien écrit et surtout riche en références, idées, exemples, qui peuvent à coup sûr nous inspirer, orienter et éclairer à n’importe quelle phase de notre vie. Mais ce qui me dérange en fait c’est la promesse, celle de l’auteur, parfois, ou de l’éditeur, trop souvent. La promesse que « cette-fois, il a résolu l’équation du bonheur » , ou bien encore que « ça y est, elle a élucidé le mystère de l’esprit humain », ou mieux que « là, ils ont vraiment découvert ce que vous avez toujours voulu savoir sur vous-même ». Pour moi ça revient à nous vendre des réponses unisexes et prêt-à-porter à des millénaires de questions aussi complexes que profondes.

Bref, revenons à ces vacances italiennes ! J’ai finalement pris le bouquin de mon ex, et surtout, je l’ai lu, malgré un périple de plus de 1000km ponctué d’images éblouissantes: les reliefs verts du parc national du Gargano, longés par une route côtière sinueuse reliant villes et villages, telle que la pittoresque Vieste; les décors baroques de Lecce, dont les monuments harmonieusement disposés autour de la Piazza Sant’Oronzo sont conçus avec la pierre blonde et chaude typique de la ville; le panorama idyllique de Polignano a Mare, avec son eau turquoise qui se laisse timidement goûter via une étroite plage de galets à flan de falaises; les entrailles du Canyon dans lesquelles résonnent encore des légendes comme celles de la belle Massafra et son ravin verdoyant, parsemé d’herbes médicinales et de grottes « magiques ». Toutes ces routes parcourues, ces paysages, me donnaient l’illusion que mes souvenirs douloureux et coupables s’éloignaient peu à peu, je sentais qu’ils laissaient place à une paix et un bien-être, bien que circonstanciels : la gastronomie, la musique et la beauté italienne aidant.

Mais un soir d’orage, bloqué dans ma tente, une phrase du fameux livre avait chamboulé cette béatitude d’un temps. Une définition, en quelques mots, clairement énoncée. L’auteur, je l’admets avec courage et pédagogie, proposait ni plus ni moins qu’une définition du bonheur, « le bonheur c’est la conscience d’un état de satisfaction globale et durable dans une existence signifiante fondée sur la vérité ». Sortie de son contexte, cette phrase alors même que je l’écris semble sonner creux. Pourtant Frédéric Lenoir, à force de références et d’illustrations, propose une définition du bonheur à la fois tangible et accessible. Il propose même différentes voies d’applications pratiques découlant de celle-ci, à la lumière de concepts anciens comme le stoïcisme, le taoïsme ou le scepticisme. Bizarrement, même si je restais admiratif devant la démarche riche et ambitieuse de ce livre, cristallisée dans cette définition, ce qui m’a déstabilisé ce soir-là n’était pas mon admiration mais plutôt ma déception. Une déception fascinante de ne pas me retrouver dans cette définition, de ne pas me retrouver dans sa définition. En effet, plus je lisais et relisais cette phrase comme une formule magique, plus je me rendais compte qu’elle n’avait aucun effet sur moi. Je la comprenais, c’était bien ficelé, ça tenait la route et devait sûrement parler à beaucoup de personnes, mais j’avais beau la retourner dans tous les sens, ça ne marchait pas pour moi. Je voulais me retrouver seul pour mes vacances, j’étais servi ! Certes le livre, cette définition, me conduisait à une question intéressante sur un élément qui ne figurait pas sur ma check-list : c’est quoi le bonheur ? Mais elle me laissait aussi devant un grand vide auquel je n’avais jamais pris garde auparavant: est-ce que je suis heureux ? C’était dur, même brutal. Grisé par les plaisirs des sens de mon voyage, une telle question existentielle qui surgit sans prévenir faisait l’effet d’une douche froide. La pluie battante y était probablement pour quelque chose. Justement abattue mais pas résignée, ce soir-là je priais un peu plus longtemps que d’habitude, un peu plus fort que d’habitude. Besoin d’aide, de réponses, de bonheur, si possible.

Le lendemain matin, ma tente avait survécu, l’orage était passé, mais il avait laissé derrière lui une grisaille et un froid humide qui ne venait pas arranger mon affaire. Comme je le faisais de temps en temps à cette époque, je lus le mail du jour de la newsletter chrétienne Un Miracle Chaque Jour, à laquelle je m’étais abonné récemment. Ce message quotidien d’espoir, me faisait souvent du bien, et m’apportait la plupart du temps un recul salutaire sur les tracas de la vie de tous les jours. Et ça commençait bien, la première phrase du mail me rappelait étrangement ma soirée passée : « Avez-vous déjà lu ces titres de magazines… “Devenez enfin vous-même !”, “Trouvez l’harmonie”… ». Toutefois, ce jour-là ce n’est pas vraiment le message en lui-même qui devait venir éclairer ma journée, il y avait un lien vers le clip d’une chanson que l’auteur recommandait. Par curiosité je cliquais, et me retrouvais tout à coup entraîné dans une réaction en chaîne improbable d’émotions et d’inspirations. La beauté et l’originalité du clip fait d’une succession de séquences de speedpainting, la voix suave et hypnotisante de la chanteuse accompagnée par une mélodie efficace au piano, les paroles qui paraissaient simplement venir tout droit du ciel: cette combinaison suffit à me faire faire quelques aller-retours entre rire et larmes, et à me faire prendre conscience d’une certitude, j’étais heureux. Non seulement j’étais heureux, j’en étais convaincu, mais surtout je savais pourquoi je l’étais: parce que je venais de choisir d’être heureux.


C’était aussi simple que ça et je venais de le réaliser. J’avais trouvé mon bonheur sans le chercher, en décidant de le vivre. Cette chanson en plus de m’avoir ému avait fait revenir à mon esprit de nombreux passage de la Bible parlant du bonheur. Des Béatitudes dans le nouveau testament aux Dix Commandements dans l’ancien, une multitude de phrases qui jusque-là étaient restées assez mystérieuses pour moi, me paraissaient finalement évidentes dans ce nouveau référentiel qui s’offrait à moi. Le bonheur ne s’obtient pas, il ne s’atteint pas, il se décide et se vit. La seule notion de recherche du bonheur est un lourd mensonge que nous avons créé nous-même, ou au moins une méprise – si fortuite. Dans la Bible, Dieu dit qu’il nous donne le choix entre la vie et la mort, le bonheur et le malheur, or il dit aussi qu’il a pour nous des plans de bonheur et non de malheur. Il faut donc seulement vouloir être heureux, faire le choix en âme et conscience du bonheur et de tout ce que cela implique, en particulier, de suivre Dieu sur son chemin, de se laisser guider par lui avec une confiance aveugle. Ce qui est puissant dans cette démarche c’est qu’au lieu de rechercher le bonheur on se retrouve finalement à chercher Dieu, qui lui nous conduit à nous trouver nous-même, à trouver nos vraies aspirations, nos espoirs profonds. Et Dieu s’engage à ce que ces derniers se réalisent, qu’on se réalise, car c’est ce qu’il veut, et nous en mettant tout en action à notre niveau pour cela, nous acceptons un deal très simple mais super rentable : « tu veux le bonheur, je te le donnes, fais seulement ce que je te dis pour que ça fonctionne ».

Alors que j’écris cet article, ça fait plus de 2 ans que j’ai vécu cette expérience mémorable, que j’ai trouvé ma définition du bonheur. Ironie du sort, je suis en Italie mais dans le Nord, en hiver et pour le boulot en plus. En regardant derrière moi, pendant ces 2 ans, j’ai eu le temps de guérir de mes blessures mais d’en vivre d’autres, de voir des étés radieux et des orages bien sombres. Et ce dont je peux témoigner aujourd’hui, c’est que quels que soient les événements que j’ai pu traverser sur cette si courte période de ma vie, mon bonheur, cet état choisi de confiance et d’espoir en un Dieu bon qui chaque jour me rapproche concrètement de lui, de moi-même, et de mon bien-être, ce bonheur-là il marche pour moi et il ne m’a jamais fait défaut.

Cet article fait référence à la newsletter Un Miracle Chaque Jour, disponible en libre accès sur ce site https://unmiraclechaquejour.topchretien.com/ et à la vidéo du clip « Viens dans ma vie » de Peggy Polito, disponible sur YouTube ici.

L’image

C’est fou ce qu’une simple image peut communiquer, sans aucun mot mais pourtant avec tant d’émotions. Il y a plus de 5 ans cette sculpture du festival Burning Man m’a interpelé alors que je cherchais juste un fond d’écran sympa pour mon téléphone. Il y a plus de 5 ans, encore une fois il s’agit ici, en partie, de mon ex ou plutôt de la période de ma vie que j’ai partagé avec elle. Ça commence à devenir une habitude, mes textes en parlent souvent. Certains pourraient y voir une rupture fantôme, qui me hante toujours après toutes ces années, ou un amour inavoué (et inavouable ?), envers une personne que j’ai moi-même choisi de sortir de ma vie.
Pourtant les questions que soulèvent mes références à ce passé douloureux sont loin d’être celles d’un regard masochistement nostalgique, tourné vers un temps qui a fait couler certes bien des larmes mais aussi fait jaillir tant d’éclats de rire, ou celles d’un espoir illusoire du « et si? » qui, à la manière d’un réalisateur de génie, sait si bien rejouer dans nos esprit le meilleur — et le pire, avec plus de passion, un meilleur éclairage et, toujours, le happy-end qui va bien.

Cette soif de vivre […] m’appelle à sauter de toute mes forces vers mon avenir, mais pour cela j’ai besoin de prendre tout l’appui nécessaire sur mon passé, pour aller le plus loin, le plus haut possible.

Non, ces questions-là sont résolument tournés vers l’avenir, plus que jamais dans ma vie. Cette soif de vivre que je découvre depuis peu en moi m’appelle à sauter de toute mes forces vers mon avenir, mais pour cela j’ai besoin de prendre tout l’appui nécessaire sur mon passé, pour aller le plus loin, le plus haut possible.
Pourquoi cette image? Qu’est ce qu’elle montre? Qu’est ce qu’elle m’a dit à cette époque? Love, cette œuvre du sculpteur ukrainien Alexander Milov (crédit photo: thestevenjames), représente deux adultes de métal dos à dos, deux adultes qui apparemment ce sont tout dit. Mais les deux enfants en eux, brillant d’une lumière éclatante, tournés l’un vers l’autres, eux, ont l’air d’avoir encore tout à se dire. Les structures de barres métalliques soudées qui constituent les adultes, n’ont certainement pas été choisie par hasard. Comme des prisons elles enferment en elles ces enfants qui, s’ils le pouvaient, iraient l’un vers l’autre, se jetteraient dans les bras l’un de l’autre.
Même si à l’époque où j’ai découvert cette image ça allait encore plutôt bien dans mon couple, comme un mauvais présage, elle me montrait le drame qui se joue chaque jour dans la vie de tant de couples, de familles ou même d’amitiés, le drame qui allait quelques années plus tard se jouer entre mon ex et moi.
Pour moi cette image, avant de parler d’amour, comme l’indique le nom de la sculpture, parle de pardon, du pardon que l’on n’arrive pas à se donner l’un l’autre alors qu’on devrait, alors qu’on voudrait. Elle parle du fait qu’en nous il y a cette âme d’enfant qui a juste envie d’oublier ces disputes, ces rancunes, ces blessures, pour simplement retourner à nos jeux, à nos rires, à notre bonheur. Et elle parle aussi du fait qu’à l’extérieur il y a cette carcasse, cette lourde charpente de nos habitudes rigidifiées, nos attitudes structurées — et structurantes, qui nous empêchent de faire le premier pas, d’ouvrir la porte des possibles.


Cette image je l’ai vécue, pas seulement dans mon couple, mais dans des relations diverses et à des niveaux d’affection variés. Mais à chaque fois, alors que je croyais que le seul souvenir de cette sculpture, comme un totem, pourrait me donner la force de ne pas laisser le drame se reproduire, de ne pas laisser l’enfant emprisonné dans l’adulte, je me retrouvais — tout comme l’autre en face — piégé dans le mécanisme du conflit, dans les rouages du ressentiment, le sable mouvant de l’appréhension, dans lequel chaque seconde qui passe semble nous éloigné inéluctablement de tout espoir, de toute possibilité de pacification.

Le pardon, le mot est lâché. Ce mot qui fascine, qui fait à la fois rêver et trembler. Ce mot qu’on idéalise, élève en chimère, au-dessus de nos réalités trop sordides. Ou pour d’autres, ce mot que l’on soumet à notre volonté, qu’on censure, qu’on encadre par des frontières méticuleusement tracées et balisées. Car oui, ici nous avons principalement deux écoles : ceux qui croient au pouvoir du pardon mais ne le font pas, comme une superstition inavouable, une croyance honteuse, à laquelle on ne peut s’abandonner complètement, par peur d’être déçu suite à une fin de non-recevoir de la partie adverse – les amis du « j’aimerais tellement lui pardonner, mais je ne sais pas si je pourrais y arriver » — ; et ceux qui à défaut de croire ou même de comprendre son pouvoir on choisit de dompter le pardon, de le tolérer mais selon leurs propres règles du jeu à eux, jeu dans lequel bien entendu ils ne perdent jamais – les défenseurs du « j’ai pardonné, mais j’ai pas oublié ».

« Le pardon est l’acte le plus égoïste que l’on peut commettre, car il a le pouvoir de libérer complètement notre seule personne du mal que l’Autre nous a fait, tout en laissant ce dernier face à sa propre culpabilité »


Mais qu’en est-il alors du pardon sans condition, du pardon palpable ? Si l’on pousse les choses à l’extrême, on doit se poser la question du pardon qui permet qu’on puisse encore aujourd’hui entendre des témoignages incroyables de pères pardonnant au meurtrier de leur enfant, de femmes pardonnant à leur violeur, de communautés entières pardonnant à leurs oppresseurs de tout un siècle. Est-ce que c’est factice ? Est-ce qu’il y a un truc ? J’ai eu beau chercher, à ce jour je n’ai pas encore trouvé les fils transparents qu’un illusionniste tirerait dans les coulisses de ces vies brisées, les effets spéciaux dont un prodigieux metteur en scène aurait su user pour magnifier ces faits divers tragiques. Finalement le seul magicien que j’ai pu découvrir au cours de mon questionnement personnel et existentiel sur le pardon, c’est Jésus. Sa doctrine subversive en son temps mais toujours révolutionnaire de nos jours a mis en lumière un pouvoir en l’être humain qui est encore trop souvent insoupçonné ou même méconnu de nos jours. Effectivement la plupart du temps on se trompe sur le pardon, et doublement. Non seulement car on sous-estime son efficacité et sa réalité dans nos vies, mais aussi car on croît à tort que le premier bénéficiaire du pardon – voire le seul – c’est le pardonné.
Une phrase que j’ai entendu un jour lors d’une prédication a complètement renversé mon ordre de pensée et ouvert mon esprit sur le vrai potentiel du pardon. « Le pardon est l’acte le plus égoïste que l’on peut commettre, car il a le pouvoir de libérer complètement notre seule personne du mal que l’Autre nous a fait, tout en laissant ce dernier face à sa propre culpabilité ».

J’ai trouvé ça extrêmement puissant ! Pour s’en rendre compte il faut se rappeler ce qu’est un conflit. L’étymologie nous aide, car un conflit se traduirait par « le fait de lutter ensemble ». Ensemble ! A y penser cela paraît invraisemblable. Alors que l’origine d’un conflit c’est la cassure qui va faire de deux personnes des ennemis se retournant l’une contre l’autre, et même dans de nombreux cas se séparant affectivement ou diplomatiquement, on apprend ici qu’en fin de compte la première chose que cette cassure crée c’est un objet en commun, une progéniture non désirée mais bel et bien présente : le conflit lui-même. C’est-à-dire, qu’aussi longtemps qu’un conflit puisse durer, les deux personnes qu’il oppose vont se lier, s’attacher, voire parfois aimer à se détester. Une fois cette notion clarifiée, je pouvais comprendre plus facilement en quoi le pardon est un privilège exclusif : il me permet, de préserver ma paix et mon bien être en refusant unilatéralement à l’autre son droit de conflit, son invitation à lutter ensemble.
Aujourd’hui, j’imagine le nombre de fois dans ma vie où j’aurais pu utiliser ce pouvoir. Je pense au temps que j’aurais gagné, aux prises de têtes que j’aurais pu m’épargner —en fin de compte tout ça n’est pas si égoïste car l’autre se rendrait bien compte à un moment de ce qu’il à aussi à gagner, de mon ancienne vie de couple qui, même si pas sauvée, aurait au moins pu être ménagée et interrompue avec plus de douceur.
Dans les évangiles on peut lire la réponse de Jésus à Pierre lui demandant combien de fois il devrait pardonner à celui qui lui ferait du mal : « tu lui pardonneras 70 fois 7 fois ». Remise dans son contexte, sa réponse évoque en fait l’infinité du pouvoir du pardon une fois que notre esprit s’ouvre à lui, et non un lourd et presque inhumain fardeau imposé par Dieu aux humains. En effet, le pardon est un gain, un don surpuissant qui nous permet de nous défaire des chaînes de la peine et de la rancœur, tout en créant chez l’autre une possibilité, pour lui aussi, de se sortir du piège mêlé de culpabilité et d’orgueil qui se refermerait petit à petit sur lui sans jamais défaire son étreinte. A partir du moment où on le comprend, on entre alors dans une réalité tout autre, où la paix se cultive et se récolte à portée de main, comme un jeu d’enfant.

[…] tout commence par-là : […] on ne peut gagner la guerre contre la haine avec la puissance du pardon que si on laisse cette dernière gagner sa première bataille en nous.


J’ai aussi pu découvrir, que le premier pas du pardon, aussi simple qu’il puisse paraître est vitale, non seulement pour la relation qui est en jeu mais aussi pour soi-même. Ce premier pas, c’est de se pardonner à soi-même. C’est parfois évident, et d’autres fois beaucoup plus complexe, mais lors d’un conflit il y a très souvent une part de culpabilité dans les deux camps. Même celui qui se considère comme lésé peut être amené soit à regretter des actions ou paroles qui ont pu blesser l’autre et, éventuellement, conduire à la réaction de ce dernier qui l’a finalement blessé à son tour ; soit carrément à conclure via des mécanismes psychologiques alambiqués qu’il est en fin de compte le seul responsable du mal qui lui a été fait. Qu’on soit le blesseur ou le blessé, se pardonner à soi même semble être quelque chose d’assez facile quand on le dit, mais j’ai eu l’occasion de me rendre compte plus d’une fois que ce dommage collatéral créé dans le conflit, cette deuxième blessure qu’est la culpabilité, est en fait bien plus dur à soigner qu’on le croit. En tous cas, tout commence par-là : de la même manière que je pense qu’on ne peut aimer l’autre sans apprendre à s’aimer soi-même d’abord, on ne peut gagner la guerre contre la haine avec la puissance du pardon que si on laisse cette-dernière gagner sa première bataille en nous.

Je suis loin d’être un saint, et l’image me nargue encore régulièrement aujourd’hui. Les émotions, l’habitude, l’instinct de défense – ou d’attaque, il y a tant de choses en nous qui nous font passer à côté de merveilleux moments, voire même de blocs de vie entiers. Mais ce qui m’aide justement c’est de penser à ce que j’ai raté, à ce que je raterais sans le pardon : tant de rires, de partages, d’amour. Le pardon est réel, j’en suis convaincu aujourd’hui. J’ai vu son pouvoir en action : dans la Bible, dans l’Histoire, dans des vies comme celle de Kim Phuc, survivante d’une attaque au Napalm dans le sud du Viêt Nam, celle du Pape Jean-Paul II, blessé grièvement lors d’une tentative de meurtre à Rome, celle de la communauté Amish, endeuillée par la tuerie dans l’école West Nickel Mines, celles des Tutsis et des Hutus, qui après la guerre civile et le génocide des premiers par les seconds vivent en paix au Rwanda.
Oui il est réel, et je veux en jouir moi aussi peut-être seul ou, je l’espère, avec tous ceux qui, s’ils le veulent bien, s’ils se pardonnent eux même d’abord et me pardonnent aussi ensuite, pourront utiliser avec moi ce pouvoir qui peut changer le monde.

Le repos

A une amie
jamais oubliée
et inoubliable
😎

« Comment une semaine peut passer aussi vite ? », à la fois désabusé et fasciné par la mécanique infaillible des sept frères Di, je me répétais inlassablement ce constat à chaque furtive entrevue avec leur aîné, qui me laissait cette impression désagréable et ironique que, en fin de compte, c’était moi le manche.

Lundi, Mardi, Mercredi, Jeudi, Vendredi, Samedi, et… Dimanche. J’avais tout essayé : les checklists, les plannings, les rappels sur mon téléphone, les bouquins pour mieux gérer son temps, en passant même par l’accusation lâche de ma copine à cette époque qui, d’après mon analyse approfondie, était la seule coupable, le nœud du problème car elle surchargeait notre emploi du temps – c’est déjà très fort, mais attendez, j’ai fait bien pire que ça. Bref autant de piètres tentatives sans succès qui me laissaient chaque fin de semaine avec cette sensation d’impuissance face au temps qui filait, toujours plus vite.

Oui, bien sûr il y avait les vacances, c’est quand même bien les vacances. Avec deux, voire, trois semaines pour les plus ambitieuses, je me lançais dans le projet fou de me couper du temps (enfin plus « nous » que « je », vu que la coupable était aussi de l’aventure), de laisser aller l’infernale heptade de jours où bon lui semble tant qu’elle nous laissait tranquille pour une période donnée. A coup de voyages vers de belles destinations, de séjours au vert alliant sport et découverte, ou simplement de breaks à la maison histoire de terminer tout ce qu’on s’était promis de faire l’année dernière, effectivement ça marchait plutôt bien — encore heureux vu les moyens mis en œuvre. Mais pour combien de temps ? Car justement le temps, lui, a bien le mérite de respecter sa part du contrat, nous laisser nous pavaner insouciant pendant qu’il continue de faire fonctionner à plein régime sa machine bien huilée des jours de la semaine, et c’est là que ça fait mal. Lui il a travaillé en notre absence, et il n’a pas fait semblant : la pile de courrier qui se déverse sur nous à l’ouverture de la boîte aux lettres, la liste infinie de mails et le téléphone qui nous harcèlent dès le lundi matin, les factures bien lourdes qui, apparemment, n’attendaient que nos têtes bronzées et nos poches bien vides pour nous assaillir. Finalement, le retour de vacance, un retour à la réalité, me ramenait bien vite à mon constat de fin de semaine, à ma question désespérée, même si là elle portait sur presque un mois entier. « Donc quoi ? Il faut passer sa vie en vacances sans jamais revenir, c’est ça la solution ? »

Entre devenir milliardaire pour pouvoir se la couler douce toute sa vie, et vivre en ermite loin du monde pour se libérer de son rythme effréné, cette solution que j’envisageais un instant se révélait plutôt être un cul de sac. Jusqu’ici ça peut paraître banal et même amusant. Mais en y repensant aujourd’hui, je me rends compte que j’y suis resté très longtemps dans ce cul de sac, trop longtemps. En fait assez longtemps pour abandonner peu à peu tout ce qui était en dehors du trio travail, famille/couple, et église. Assez longtemps, pour commencer à ressentir la frustration de quelqu’un qui voit d’autres personnes, apparemment, vivre leur vie pendant que je rêvais la mienne. Assez longtemps, pour que finalement mon couple ne puisse plus tenir, et il y avait bien d’autres raisons importantes à cela, mais mon incompréhension et mon déni du besoin légitime que mon ex avait de simplement passer du temps avec moi a joué un rôle dans ma décision soudaine de rompre avec elle, même si ça faisait plus de cinq ans qu’on était ensemble et que c’était le jour de son anniversaire – je vous avais prévenu…

En lisant tout ça on peut se demander comment aujourd’hui j’ai pu me sortir de cette voie sans issue où, avec le temps qui s’écoulait autour de moi, ma vie s’effritait peu à peu. En tous cas, même moi j’ai parfois du mal à y croire. Et pourtant, il y a bien eu une issue de secours qui s’est présentée à moi, ou plutôt deux : la vérité et l’amour.

Effectivement, ça s’est passé en deux temps, et avec deux sources de motivation différentes.
Pour la vérité, il s’agit de ce que j’ai trouvé en me rapprochant de Dieu. J’étais déjà, aux dires de mon entourage et selon une expression commune qui me dérange un peu, « très pratiquant », mais ça n’empêche qu’il y avait pas mal de choses essentielles de la foi chrétienne que je n’avais pas encore comprises, et des choses que je ne pratiquais pas, justement.
Dans la Bible, on trouve de nombreuses références au fait que Dieu est maître du temps, à la différence de nous qui le subissons. Jusqu’ici c’est à priori simple et commun vu la notion assez générale d’un Dieu omnipotent, tout-puissant, répandue au moins dans la plupart des religions monothéistes. En revanche, on retrouve aussi de nombreuses références à une notion un peu plus difficile à appréhender : le sabbat, shabbat ou chabbat. Même si ce n’est pas toujours par ce mot signifiant cessation en hébreu qu’il est évoqué dans la Bible, on retrouve souvent le concept de repos volontaire où l’on fait le choix d’arrêter de travailler, de produire, de faire, conformément à la volonté de Dieu.
En ce qui me concernait, en plus de ne pas l’appliquer, je me suis longtemps demandé pour quelle raison ce sabbat devrait me faire arrêter de faire quoi que ce soit pendant une journée entière, même le dimanche. En effet, un des problèmes que je rencontrais pendant mes semaines sans répit, était que même le week-end je me retrouvais débordé, pas par le travail certes, mais par tout ce que je ne faisais pas pendant la semaine : courses, ménage, cuisine, divertissement, rencontre d’amis ou de parents et église, entre autres. C’était malheureusement très facile de remplir ces deux petites journées, où même le divertissement — que je n’ai pas ajouté à la liste par erreur, devenait un devoir étant donné qu’au milieu de toutes ces activités relativement contraignantes, il fallait se divertir pour au moins justifier l’appellation week-end. Alors, comment se permettre de perdre toute une journée alors qu’il y a tant de choses à faire. C’est là que ça devient intéressant.
Plus haut, j’ai évoqué le retour à la réalité en parlant de la fin des vacances. A cette époque, ma réalité c’était que je n’arrivais pas à faire tout ce que j’avais à faire pendant la semaine, même pire c’était littéralement impossible et la to-do liste grandissait inexorablement. En fait, en me recentrant sur ma foi chrétienne j’ai compris que le sabbat, et plus généralement le repos volontaire voulue par Dieu, était une vérité à laquelle je pouvais me rattacher pour venir briser cette réalité négative.

Cette vérité se présente sous la forme d’un contrat de confiance. D’un côté on s’engage à faire du mieux que l’on peut ce que l’on a à faire, en le faisant comme Dieu le demande, sauf sur une période précise où l’on choisit de se reposer et de faire confiance à Dieu pour tout ce qu’on n’a pas eu le temps de faire jusque-là. De son côté, Dieu s’engage à nous prémunir de tout effet négatif résultant éventuellement de ce qu’on ne fait pas pendant notre période de repos, en nous faisant confiance pour qu’on fasse les choses comme il le demande pendant le reste du temps.
En pratique, j’ai choisi le samedi pour mon sabbat. Pas du tout par tradition – le sabbat est bien censé être le samedi et non le dimanche à la différence de ce que je pensais, mais plutôt par une habitude prise au cours d’une année et demie d’expatriation au Qatar. Paradoxalement, ce pays de la péninsule arabique, comme l’émirat de Dubaï, est surtout associé au luxe et aux loisirs, alors qu’en fin de compte on y travaille ENORMEMENT (et je pèse mes mots). Je ne peux pas comparer mon expérience à celle des travailleurs les plus démunis là-bas, dont la force et la rage de vivre m’a bien plus marqué que les voitures de luxe et les centres commerciaux somptueux. Mais tout de même, là-bas je travaillais tous les jours sauf le vendredi. Ça m’a fait bizarre, mais avec le temps je m’y suis fait. Et quand finalement on m’a donné mon samedi du fait d’une baisse d’activité sur mon projet, croyez-moi ou non, mais au début je ne savais pas quoi faire d’un jour de repos en plus. Imaginez-vous, après plus d’un an à travailler comme un forcené tout en réussissant à caser mes activités personnelles en semaine et pendant un week-end d’un jour, cette grâce d’un samedi libre me paraissait presque de trop. Mais ça n’a pas duré.

Motivé par la Bible et par mon propre corps qui criait au surmenage, j’ai finalement testé l’expérience du sabbat. Et le premier samedi j’ai commencé fort : grasse matinée, piscine, spa et dîner au restaurant. Un petit détail mais qui a son importance, étant célibataire avant et pendant mon séjour là-bas, j’ai pu profiter de ces activités en tête à tête avec moi-même. Ça peut paraître sinistre, mais vous verrez un peu plus loin pourquoi ça m’a été bénéfique. Donc, le premier samedi fut royal ou plutôt émirien, mais comme n’est pas Qatari qui veut, je me suis vite calmé pour revenir à un train de vie normal et à des plaisirs plus simples. Au fil des samedis de repos, je redécouvrais les joies de la lecture par loisir, de la cuisine pour le plaisir, et de la glande… pour la glande, c’est-à-dire le farniente (en passant, farniente c’est nerienfaire en italien).
Avant cette application du sabbat je faisais déjà de mon mieux pour essayer de suivre les commandements de Dieu (qui sont plus des bons conseils de vie en fait, c’est en les appliquant qu’on s’en rend compte), mais de manière surprenante la liste de tâches, que j’aurais en temps normal chercher désespérément à réduire pendant mon samedi devenu libre, s’est mise à rétrécir d’elle-même. Pour moi il y a deux explications à ça. La première, probablement difficile à concevoir mais en laquelle je crois, c’est qu’en effet Dieu a tenu sa part du contrat : par exemple en permettant qu’une personne me prépare spontanément et régulièrement un gros plat m’évitant de cuisiner pour la semaine, ou encore en débloquant soudainement un problème compliqué avec ma banque m’épargnant la longue file d’attente avant un entretien avec mon conseiller. Certains appellent ça des coïncidences heureuses… Et la seconde, plus concrète, c’est qu’en me mettant dans cet état d’esprit de repos volontaire, je me retrouvais assez vite à prendre du recul sur ma vie, en général, et sur tous mes petits problèmes, en particulier. Par suite, je commençais à réaliser que tel rendez-vous ou telle tâche n’était finalement pas si important que ça, voire même pas nécessaire du tout.
L’un dans l’autre, le contrat de confiance proposé par Dieu fonctionnait bien, mon insurmontable to-do liste se tassait pendant que moi je profitais d’un repos salvateur, que demander de plus ?

A priori rien. J’appliquais fièrement ma solution magique et parlais à qui voulait l’entendre de ses effets positifs sur mon rythme, ma vie, qui avait repris un peu son souffle. Cependant je sentais au fond de moi que quelque chose manquait mais sans me l’avouer, par peur que mon issue de secours n’en soit pas vraiment une, ou par religion superstitieuse qui me masquait une découverte plus grande encore. Cette deuxième issue de secours, qui vient en fait compléter la première, cette fois ce n’est pas dans la Bible que je l’ai trouvé. Et pourtant j’aurais pu, j’aurais dû ! Oui, aujourd’hui je me sens bête de ne pas l’avoir vu ce point essentiel plus tôt. Comme le nez au milieu de la figure, ou comme l’éléphant au milieu du salon : inoffensif et résolument bon quand on en prend soin, il devient un problème, et un gros, quand on ne lui prête aucune attention.
La foi chrétienne est fondée sur l’amour, l’amour de Dieu d’abord et l’amour des autres. C’est ce que Jésus lui-même n’a cessé de rappeler au travers de ses enseignements bienveillants à ses disciples et de ses reproches accusateurs aux religieux de son époque, en particulier dans cette allocution puissante : « Tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme, et de toute ta pensée. C’est le premier et le plus grand commandement. Et voici le second, qui lui est semblable : tu aimeras ton prochain comme toi-même. De ces deux commandements dépendent toute la loi et les prophètes. » C’est à la fois beau et lourd de sens, mais encore faut-il déceler dans cette parole une clé que je n’ai pas réalisé, en tous cas pas par moi-même.
J’ai bien dit que j’étais célibataire avant et pendant mon expatriation, mais je n’ai pas parlé de la fin de celle-ci. J’ai eu la chance de vivre une très belle histoire avec celle qui, au départ comme amie, a pris une place importante dans ma vie et a été à l’origine de ma deuxième issue de secours. Une histoire trop courte malheureusement mais qui valait la peine d’être vécue et qui m’a beaucoup appris. Tristement, je pense que c’est entre autres en sentant une sorte de défaut dans mon amour envers elle, qu’elle a vite compris mon problème. En effet, aimer son prochain comme soi-même, nécessite forcément de commencer par s’aimer soi-même. Or malgré toutes mes attentions, ma volonté d’être là pour elle — exacerbée par ma désastreuse expérience avec mon ex, malgré le début d’une relation, je suppose, amoureuse ; c’est sur la base d’une comparaison entre ce que je faisais pour moi-même et ce que je faisais (ou aimerais faire) pour mon prochain, pour elle entre autres, qu’elle m’a percée à jour.

L’amour de soi, à la différence de l’amour propre, n’est pas ce qu’on recherche dans les yeux des autres, dans les miroirs, c’est ce qu’on trouve en nous-même et que les autres peuvent déceler en nous observant.

« Tu ne t’aimes pas ! ». Aussi brutal que ça peut sonner, elle m’a dit ces mots de manière très posée alors qu’on discutait de comment je gérais mon temps, et de la multitude de chose que je me donnais à faire en réussissant péniblement à n’en faire qu’une partie et même pas avec les résultats escomptés. J’avais sûrement déjà entendu ça, peut-être avec d’autres mots, je l’avais déjà entraperçu lors d’exercices de bilan personnel, mais c’était la première fois que je le comprenais vraiment. Comme toute vérité qui vient nous remettre en question, je sentais en moi qu’elle avait mis le doigt sur quelque chose, sur une faille que j’avais laissé devenir un gouffre. Toutes les choses que j’avais perdues auparavant du fait de mon rapport problématique au temps, toute cette frustration de sentir ma vie s’écouler hors de moi comme une hémorragie, cela partait paradoxalement d’une petite blessure en moi mais qui avait des conséquences désastreuses. L’amour de soi, à la différence de l’amour propre, n’est pas ce qu’on recherche dans les yeux des autres, dans les miroirs, c’est ce qu’on trouve en nous-même et que les autres peuvent déceler en nous observant. Et elle, avec raison, ne l’avait pas décelé en moi.
Malgré, la difficulté d’admettre une telle lacune, j’ai petit à petit réussi à reconstruire cet amour de moi. Je ne suis pas allé jusqu’à chercher l’origine de cette lacune qui pourrait probablement m’éclairer et pour ça la psychologie ou d’autres moyens seraient sûrement utiles. Mais j’ai simplement commencé à m’aimer par de petites attentions, comme on montre à quelqu’un qu’on l’aime avec des cadeaux, des paroles positives et encourageantes, la primauté sur d’autres choses passant au second plan, et surtout du temps. Là où ma solitude dans les restaurants ou dans les spas pouvait passer pour une triste situation relationnelle – alors que j’étais en couple d’ailleurs, il s’agissait en fait d’une belle histoire d’amour renaissante entre moi et moi-même. Au fil de cette idylle autarcique j’ai pu découvrir beaucoup sur ma personne et surtout enfin effacer cette frustration d’une vie érodée car laissée négligemment à la merci du temps qui passe.
En fait ce que j’avais eu la chance de découvrir dans le sabbat, c’était qu’en m’en remettant à Dieu je pouvais décider de dire « PAUSE » au temps, au train inarrêtable de la semaine, ne serait-ce qu’un jour sur sept. Mais la limite à ce pouvoir, c’est que si je me contentais simplement de ça, je me retrouvais juste avec de mini-vacances disséminées sur chacune de mes semaines et toujours avec le même constat, la même impuissance pendant les six autres jours. Avec la vérité j’avais remporté une victoire sur la réalité, j’avais conquis un jour. Mais avec l’amour, par son interpellation, mon amie m’a permis de prendre conscience que je méritais quelque chose de plus que ça, quelque chose que Dieu lui-même voulait déjà me faire comprendre derrière son sabbat et toutes les mentions de l’amour dans sa parole.

En apprenant à m’aimer, en acceptant de m’aimer, je pouvais enfin regarder en face le temps et lui dire, premièrement, que j’avais le pouvoir d’interrompre à des moments donnés son emprise frustrante au travers de la toute-puissance de Dieu et son contrat de confiance, et surtout que je — et Dieu lui aussi, m’aimais trop pour que je puisse continuer de subir ses effets négatifs sur ma vie. Plus qu’une bataille pour un simple jour de repos sacré, j’avais gagné une guerre pour ma vie tout entière.

Je vais un peu casser le happy-end, mais je tiens à être honnête. J’ai encore beaucoup de chemin à faire, que ce soit dans le domaine de la gestion du temps, comme dans celui de de la vie amoureuse et de l’équilibre amour de soi / amour des autres. Mais ce dont je suis certain c’est qu’avec la vérité et l’amour que Dieu me donne de lire dans sa parole et de vivre jour après jour, comme le disent si bien les mots de l’apôtre Paul, je suis capable dès aujourd’hui de racheter le temps et un jour, je l’espère, d’aimer ma femme comme mon propre corps car celui qui aime sa propre femme s’aime lui-même.