Le petit orteil

Vêtements de grands couturiers, voitures de sports, montres suisses, palaces somptueux, … tout ça ne m’a jamais vraiment intéressé. En fait jusqu’à récemment, je n’étais pas du tout attiré par le luxe, sous quelque forme que ce soit. Au contraire, ça avait plutôt tendance à me mettre mal à l’aise. Quelques soirées dans des restaurants étoilés et des salles de réception magnifiques organisées par mon école d’ingénieurs, ou bien de rares séjours – si on peut appeler une nuit un séjour – dans des hôtels de luxe parisiens avec des petites amies pour nos anniversaires ; ces moments, d’autant plus précieux à mes yeux qu’ils n’ont été sporadiques, furent mes premiers contacts avec le luxe.

Des goûts simples, c’est le cas de le dire, en fait à mon niveau on pouvait carrément parler d’un appétit pour la simplicité. Même en étant plus régulièrement à son contact, je m’étonnais il y a quelques années de n’avoir toujours pas pris goût au luxe : car il faut le dire, les nombreux déplacements professionnels payés par mon employeur auraient pu comme pour beaucoup de mes collègues m’habituer aux hôtels cinq étoiles, aux vols avec de prestigieuses compagnies, aux 4×4 de fonction dans des pays où le pétrodollar coule à flots. Et pourtant, tout cela n’avait pas suffi à me défaire de cette préférence pour le simple, le discret, le sans éclat. Depuis, ça a tout de même un peu changé : ma dernière expatriation au Qatar a certainement joué un rôle, mais comme on le verra plus loin, il a fallu beaucoup moins que ça pour vraiment me faire abandonner cet état d’esprit ancré en moi.

Je me demande aujourd’hui comment est née une tendance si forte dans mon comportement. En réalité, plus qu’une préférence pour le simple il s’agissait d’un rejet catégorique du luxe. Par avarice, je ne pense pas, par mépris pour le matériel, peut-être, mais avant tout – et c’est ce qui s’est littéralement révélé à moi dans la douleur, par culpabilité, certainement.
Je ne sais pas quel a été l’élément déclencheur de ce qui, à l’origine, n’était qu’un sentiment sournois. Je ne sais pas quel était le mécanisme qui animait et renforçait cet état d’esprit en moi. Tout ce que je sais, c’est que quand une idée quelconque dans mon esprit venait associer le luxe à ma personne, une question surgissait inéluctablement : pourquoi moi ?

A vrai dire, ça va bien plus loin que le luxe. Ce réflexe de pensée se produisait dans de nombreux autres cas chez moi, de telle manière que j’en venais à me demander si ce n’était pas la notion même de plaisir à laquelle mon esprit était devenu allergique. Ça va assez loin, mais en même temps les indices sont trop nombreux pour le nier. Extérieurement, depuis longtemps et de façon récurrente j’entendais ma famille, mes amis, mes collègues me dirent : « tu es trop gentil, fais attention ! », « tu devrais penser à toi avant de penser aux autres sinon tu vas te faire bouffer », « pourquoi ta vie est aussi compliquée alors que tu facilites celles des autres ? ». Sans y faire plus attention, et c’était mon cas, on pourrait simplement en déduire : schéma habituel de l’altruiste dans l’âme, incompris par ses proches et vivant dans un monde de plus en plus égoïste. Mais ce qui cloche avec ce diagnostic – en plus du fait que certains des proches cités sont autant voire plus généreux que moi, c’est ce qui se passait intérieurement. Quelques exemples. Quand je voyais un sans-abri dormir sur le quai d’un métro, je me sentais coupable. (Ok, ça passe) Quand je voyais qu’une personne en réunion se retrouvait debout car il n’y avait pas assez de chaises prévues, je me sentais coupable. (Bon, un peu bizarre, en même temps si tu t’es assis en dernier…) Quand je sentais que j’allais gagner aux cartes et que l’autre allait donc nécessairement perdre, je me sentais coupable. (Hein ? Pardon ?)

Je suis convaincu d’être une personne généreuse et animée de bons sentiments envers l’Autre, même si cela implique parfois de faire certains sacrifices, et il n’y a aucun problème avec ça je trouve. C’est d’ailleurs, l’un des principes fondateurs de la foi chrétienne, « aime ton prochain comme toi-même », « il y a plus de plaisir à donner qu’à recevoir », « donne à celui qui te demande », … Cependant, ce qui posait problème chez moi, c’était le fait que même lorsque rien ne m’était demandé, mais qu’il s’agissait simplement de moi et de mon plaisir, de mon confort, ou juste, de mon bien-être, quelque chose en moi se bloquait, quelque chose qui considérait que je ne méritais pas tout ça.

En règle générale, les choses qui me concernent sont relativement compliquées. C’est comme si ça me rassurait que tout ne soit pas simple pour moi. Plus c’est compliqué et plus je galère, plus un sentiment étrange de satisfaction et de confort augmente en moi, jusqu’à me confirmer « là, c’est bon, tout va bien, tu es à ta place ». En fait j’ai longtemps vécu avec la pensée omniprésente de ne pas mériter. Ne pas mériter quoi ? Beaucoup de choses, si ce n’est tout. De manière analogue à ce que je crois être une imposture de certains écologistes, qui sont en fait des radins de premier ordre, mon altruisme et ma simplicité ne sont que le masque et le costume confectionnés soigneusement par un désamour profond de moi-même.

Attention je ne me hais pas, loin de là. D’ailleurs, un autre de mes travers est un orgueil bien caché mais ancré dans ma personnalité. C’est assez paradoxal vu le reste de cet article mais on y reviendra plus tard. Sans me détester, je suis en fait dans un système de pensée où je ne peux pas ou très peu, apprécier moi-même, ce que je fais ou dis. Pour y arriver, j’ai besoin d’une approbation : soit extérieure, par ce que pense les autres de moi, soit intérieure, par ma satisfaction dans la complication. Et c’est le deuxième cas dont la réalité s’est brutalement imposée à moi un soir de déplacement professionnel en Italie. Tout se passait très bien depuis mon arrivée quelques jours plus tôt. En effet, comme je le disais plus haut, mon entreprise sait mettre ses employés dans de très bonnes conditions pour travailler à l’étranger : location d’une berline haut de gamme, déjeuners dans les restaurants gastronomiques locaux, et surtout séjour dans un hôtel 4 étoiles sur les rives du lac de Côme. Tout va bien, mais comme d’habitude je suis gêné. Je sais donner le change devant mes collègues, mais au fond de moi je ne me sens pas à ma place. C’est dans ma chambre où, à l’abri des regards, je peux laisser libre cours à ma « simplicité » : par exemple, usage du moins d’armoires possible quitte à garder ma valise à moitié pleine, dissimulation des restes de gels douche et shampoings pour qu’ils ne soient pas remplacés par le service de chambre, et enfin interdiction d’utiliser le chauffage vu le peu de temps passé dans la chambre chaque jour. On pourrait y voir un flemmard, un écolo, un pratique, … Mais comment expliquer le fait de se déplacer dans sa chambre sans allumer la lumière par une nuit noire et avec toute la variété de mobilier qu’un hôtel de ce standing peut contenir ? Même si je suis économe, je ne paierai pas la note de la chambre moi-même et encore moins la facture d’électricité. Même si je pense à l’environnement, le voyant rouge de la télé en veille consomme chaque jour autant que l’ampoule dont j’aurais eu besoin pendant quelques minutes. Et même, oui, même si je suis paresseux et me dis que ce n’est pas la peine d’allumer le temps que je fasse les quelques mètres du lit à la salle de bain, la probabilité de se cogner le petit orteil, à pleine vitesse contre le pied d’une chaise en chêne massif, est simplement beaucoup trop élevée. Et ça n’a pas loupé.

Vous connaissez cette douleur progressive qui part d’un endroit minuscule (langue mordue, phalange écrasée par un marteau, ou, plus rarement, épaule déboitée) et qui irradie lentement dans votre corps comme si c’était tous vos membres qui avaient mal. En général, il s’en suit automatiquement un flot d’insultes que votre bouche va irrépressiblement, crier, baragouiner, ou chuchoter selon le moment de la journée et le profil des personnes autour de vous. Dans mon cas il s’agissait d’un léger murmure, imperceptible pour les clients des chambres voisines, mais lourdement chargé des mots les plus grossiers que je connaisse. La douleur intense, qui était celle d’une fracture d’après le médecin que j’ai vu plus tard, me faisait haïr cette chaise, premièrement, et surtout me haïr moi-même, dans un second temps.

Je ne sais pas si à cause du mal fulgurant qui me traversait le pied on pourrait parler d’un éclair de génie mais une chose est certaine, c’est qu’une prise de conscience commença à s’opérer en moi à partir de cet instant. Je me voyais, toujours dans le noir, me tenant le pied, presque les larmes aux yeux – de douleur ou de colère ou les deux, à m’énerver contre une chaise alors que le problème c’était moi-même : la chaise était là où elle devait l’être, moi pas. J’étais dans le noir, j’avançais dans le noir, cette nuit-là en particulier mais aussi tous les autres jours de ma vie. Je ne m’autorisais pas la lumière. Pourquoi ? Je ne saurais toujours pas répondre à cette question aujourd’hui, mais c’était un fait indéniable en tout cas et mon orteil en était à la fois le témoin et la victime.

Jésus-Christ a dit « Je suis la lumière du monde ; celui qui me suit ne marchera pas dans les ténèbres, mais il aura la lumière de la vie ». J’ai mis du temps à comprendre que dans mon cas, les ténèbres sont en principalement celles que je me suis imposé pendant la majeure partie de mon existence. Cet incident du petit orteil cassé m’avait permis de réaliser que « la lumière était éteinte », il restait encore à l’allumer. C’est justement ce que ma foi en Jésus m’a aidé à faire. Aujourd’hui j’arrive peu à peu à me défaire de mes ténèbres grâce à lui, à mesure que je laisse sa lumière salvatrice les chasser, à mesure que j’apprends à accepter d’être aimé par un Dieu qui plus d’une fois a prouvé à moi et à tant d’autres son amour infaillible. Ça n’a rien à voir avec l’approbation que je cherchais dans la complication ou auprès des autres et l’effet en est ô combien plus authentique. Le fait de se savoir aimé par Dieu sans condition et même malgré toutes mes actions, paroles ou pensées, qui en théorie devraient me disqualifier de cet amour, transforme l’idée auparavant inconcevable de m’aimer moi-même en une évidence : en m’aimant malgré tout ce qu’il voit en moi par sa connaissance parfaite, il me montre que je ne dois pas chercher à mériter son amour ou celui de quiconque, mais plutôt que je mérite d’être aimé par quiconque, et à commencer par moi-même. Ici il ne s’agit plus de cet orgueil en sourdine qui, comme un ersatz d’amour, m’aidait à supporter le manque d’amour de moi-même en me faisant me considérer meilleur que les autres par des moyens déguisés : être le plus gentil aux yeux de tous, passer pour le plus humble, paraître le plus généreux. Non ça, ça s’appelle vivre au travers du regard des autres. Ça peut aider à supporter, mais pas à combler le manque. Le manque j’ai réussi à le combler avec Jésus-Christ et son amour sans limite.

Comme l’a dit Blaise Pascal : « Il y eut autrefois dans l’homme un véritable bonheur, dont il ne lui reste maintenant que la marque et la trace vide qu’il essaie de remplir inutilement avec tout ce qui l’environne, recherchant dans les choses absentes le secours qu’il n’obtient pas dans les présentes. Or, toutes sont inadéquates, parce que ce gouffre infini ne peut être rempli que par un objet infini et immuable, c’est-à-dire Dieu même. » En définitive, moi qui étais apparemment en manque d’amour pour moi-même, j’en déborde désormais. Et à la différence des narcissiques ou simple égocentriques, ce surplus d’amour ne m’amène pas à me centrer sur moi, il tourne plutôt mon regard vers les autres, vers mon prochain. Il est vrai qu’il a d’abord contribué à ce que je m’autorise enfin pleinement bien-être, confort, plaisir et même luxe, que je mettais jadis au ban de ma vie. Mais ce puissant remède a eu des effets secondaires encore plus bénéfiques que la simple guérison de mon amour de moi-même. En effet, plus haut j’ai cité l’un des principes fondateurs de la foi chrétienne : « aime ton prochain comme toi-même ». Ce principe biblique, comme la plupart des autres d’ailleurs, est fondé sur l’Amour. Et il est même doublement appuyé sur lui car il se divise en deux parties : une première tourner vers les autres, « aime ton prochain », et une seconde centrée sur soi, « comme toi-même ». C’est là toute la puissance de l’amour de Jésus-Christ, celui qui ne peut laisser indifférent, qui lui-même ne change pas mais qui change tout ce qu’il touche. Il ne vient pas seulement nous toucher, nous éclabousser, il nous inonde, au point qu’on n’ait qu’une seule voie qui s’offre à nous : d’abord de nous laisser remplir, c’est-à-dire nous aimer parce qu’il nous aime, puis de déborder tout autour de nous comme un fleuve en crue, c’est-à-dire aimer les autres et même le monde qui nous entoure – les êtres vivants ou non de la nature créés de la main de Dieu tout comme les créations diverses et variés de l’homme. Bien plus précieux que le luxe, j’ai gagné quelque chose d’une valeur inestimable, l’Amour qui nous change et avec lequel on peut changer le monde.                                                                                       

Le chantier

Mon pasteur a l’habitude de dire qu’il est comme une maison inachevée. Hors contexte, ça peut sonner un peu bizarre mais ça mérite qu’on ne s’arrête pas aux apparences. Pour mieux comprendre, il faut bien visualiser l’image qu’il utilise et préciser un peu les choses. C’est sûrement un phénomène assez rare dans certains pays occidentaux mais dans mon pays d’origine, la Côte d’Ivoire, il arrive souvent que des chantiers puissent rester interrompus pendant des années durant et même en pleine ville. C’est déjà très particulier en soi mais ce qu’il y a d’encore plus surprenant c’est que dans la plupart des cas les travaux reprennent au bout d’un temps relativement long et comme si de rien était, une fois les fonds nécessaires réunis, le projet initial repensé, ou même une fois la propriété du terrain « rendue » à son véritable propriétaire.

Une fois ces quelques prérequis établis, je pense qu’il est déjà un peu plus facile d’appréhender cette idée de maison inachevée. En effet, le concept mis en avant par mon père spirituel avec cette image, et auquel j’adhère moi-même, c’est le fait que quelles que soient les apparences, qu’importe le temps que ça prend, ce à quoi nous sommes appelés, le plan de Dieu pour chacun d’entre nous se réalisera. Automatiquement, tout un tas de questions, voire de critiques, s’élèvent ensemble comme les boucliers d’une légion romaine face à l’invasion barbare que représente ce concept pour certains.

« Le destin ? Mais qu’est-ce que le destin et s’il existe qu’en est-il de notre libre arbitre ? », ou, « S’il y a un dieu, et qu’il laisse faire tant de malheurs sur Terre, pourquoi espérer en son plan sans même savoir s’il est bon ou mauvais pour moi ? », et même, « Voilà en quoi réside tous les maux de notre société ! La préférence pour la passivité et l’aliénation de notre vie bien réelle à un dieu imaginaire, au lieu de la persévérance et la pensée rationnelle pour faire bouger les choses». Peut-être qu’aucune de ces phrases ne vous a traversées l’esprit, mais croyez-moi c’est le cas pour beaucoup d’autres : je les ai entendus assez souvent pour vous le confirmer.

La première chose que je peux dire face à de telles remises en question, c’est qu’à partir du moment où on met de côté l’idée d’un Dieu tout puissant et qui nous aime par-dessus tout, il est impossible de comprendre de quoi je parle. C’est comme deux personnes engageant une discussion dans des langues différentes, sans que l’un ne sache parler celle de l’autre. Dans le cas présent, ce langage c’est le langage de l’amour, celui qui est parlé tout au long de la Bible, dans ses passages les plus sombres comme les plus lumineux, dans ses chapitres les plus rébarbatifs comme les plus palpitants. On pourra toujours me dire, que c’est facile et habituel pour les chrétiens de balayer la question de l’existence de notre Dieu par ce genre de condition. Pour ma part je considère juste que c’est une autre problématique à laquelle je ne suis pas le plus qualifié pour répondre et pour laquelle je considère avoir la chance que la foi me permette d’y répondre, peut-être pas rationnellement mais d’y répondre quand même. Certains aujourd’hui ont choisi de le faire rationnellement, ou au moins d’essayer, comme beaucoup d’autres l’ont fait auparavant. Blaise Pascal avec son Pari proposait au XVIIème siècle une réflexion intéressante, basée sur une approche probabiliste, voire de l’ordre du jeu de hasard, qui permet à n’importe qui de se faire une idée de ce qu’il perd et de ce qu’il gagne à croire ou ne pas croire. En effet assez simplement, et peut être même un peu trop, Pascal s’est efforcé de montrer qu’on a tous intérêt à croire en Dieu, que Dieu existe ou non. Pour lui, si Dieu n’existe pas, le croyant et le non-croyant sont ex aequo. Cependant, si Dieu existe, le croyant est vainqueur car il accède au paradis pour l’éternité, tandis que le non-croyant lui est perdant car il en est exclu, aussi pour l’éternité. Simple mais efficace, et aussi très discutable. Mais revenons au sujet principal, car mon idée était justement de ne pas m’engager sur ce sujet, uniquement de préciser que d’autres l’ont fait, si cela vous intéresse.

Effectivement, dans mon cas, j’ai préféré accepter de m’abandonner sans support rationnel ni fondement scientifique à ce Dieu qui d’après sa parole m’a toujours aimé et cela même avant que je vienne à l’existence, malgré ma formation et ma personnalité plutôt cartésiennes. On parle souvent de saut de la foi, j’apprécie plus de parler d’une histoire d’amour. Même si ça y ressemble sur certains aspects je ne pense pas à une romance mais plutôt à un amour filial, cela pour différentes raisons qu’on peut principalement trouvées dans la Bible. En fait, on peut y lire une définition aussi bien précise que déconcertante de la foi : « c’est une ferme assurance des choses qu’on espère, une démonstration de celles qu’on ne voit pas ». Pendant longtemps, ces quelques mots m’ont perturbé, bloqué, perdu même, pourtant il s’agit de quelque chose d’assez simple en somme, et c’est encore dans le même livre, quelques pages avant, que Jésus donne l’un des indices les plus importants qui permet de percer le mystère de cette phrase. « Laissez venir à moi les petits enfants, et ne les en empêchez pas ; car le royaume de Dieu est pour ceux qui leur ressemblent. Je vous le dis en vérité, quiconque ne recevra pas le royaume de Dieu comme un petit enfant n’y entrera point » disait-il à ses disciples avec fermeté. C’est quand on accepte enfin, de revenir à cet état infantile de confiance, de dépendance et même de vulnérabilité qu’on peut embrasser tout le sens de cette définition et par la même occasion commencer le merveilleux voyage que Dieu nous propose de faire avec lui. Celui au cours duquel il nous rend en fin de compte plus fort, moins dépendant des choses de ce monde, et toujours plus assuré de sa présence bienveillante.

Il ne s’agit plus de l’absolue importance de nos choix, nos désirs, notre volonté, mais de quelque chose de plus grand – et bien plus beau.

Toutefois, c’est un voyage qui n’en est pas vraiment un car qui dit voyage dit aussi origine et destination or ici l’origine et la destination sont les mêmes : Dieu. Il s’agit plutôt d’un projet en fait, le projet d’une vie, un chantier même. Un chantier où l’œuvre, la bâtisse, c’est chacun de nous. Le maitre d’ouvrage, le donneur d’ordre à l’origine et qui réceptionnera le projet fini, c’est Dieu. Le maître d’œuvre qui réalise ce projet, c’est encore Dieu. Loin d’être au centre de cette entreprise nous ne sommes que son support, ce qui peut paraître quelque peu réducteur et frustrant au premier abord. Il ne s’agit plus de l’absolue importance de nos choix, nos désirs, notre volonté, mais de quelque chose de plus grand – et bien plus beau. Oui, quand on comprend que c’est bien Dieu qui est au centre, à la fois pour sa plus grande gloire mais aussi pour notre plus grand bonheur, on entre dans toute la puissance et la beauté de cette simple idée proposée par mon pasteur, celle d’une maison en construction qui inéluctablement sera achevée pour devenir une demeure parfaite, unique et d’une valeur inestimable ; même si à l’instant présent elle est loin d’y ressembler, même si les obstacles et circonstances jouent parfois de concert contre sa réalisation. Encore une fois, la clé de ce projet, son point de départ, c’est cette histoire d’amour, entre un enfant, celui qui réside en chacun de nous, et un Père, qui attend depuis si longtemps qu’on le laisse nous construire, nous accompagner, nous aimer.

La définition

Du soleil, beaucoup de soleil, les plus beaux paysages, l’amour, peut-être, mais le plus important, moi-même : c’était ma check-list ambitieuse des choses à trouver en quelques jours de congé en Italie. Les Pouilles, en solitaire avec mon sac de camping et ma Fiat louée, mais aussi avec mes blessures encore trop fraîches d’une rupture difficile. Je m’attendais à des vacances sympas, mais ce séjour express dans le Sud me réservait bien plus.

Pour avoir un peu de lecture, j’avais pris un livre avec moi – enfin deux vu que je ne voyage jamais sans ma Bible. C’était Du bonheur : un voyage philosophique, de Frédéric Lenoir. Malgré tout le bien que j’ai pu entendre de cet écrivain, j’ai eu beaucoup de mal à ouvrir ce livre après que mon ex me l’ait offert avec beaucoup de bienveillance. Et j’ai eu encore plus de mal à l’emmener avec moi pendant ces vacances où je cherchais définitivement à être seul face à moi-même, et pas en tête à tête avec un philosophe, qui d’après la quatrième de couverture, voulait m’aider à trouver le bien-être grâce à un remix édulcoré de concepts sur le bonheur et la spiritualité.

Ok, je suis un peu dur avec lui. Comme je le suis avec tant d’autres, qui, à en croire les critiques, sont les Avengers de la quête du bonheur, ou la Justice League de la lutte contre la déprime. En fait, c’est même injuste de ma part puisque je trouve son bouquin — et beaucoup d’autres de ce genre très vendeur — bien écrit et surtout riche en références, idées, exemples, qui peuvent à coup sûr nous inspirer, orienter et éclairer à n’importe quelle phase de notre vie. Mais ce qui me dérange en fait c’est la promesse, celle de l’auteur, parfois, ou de l’éditeur, trop souvent. La promesse que « cette-fois, il a résolu l’équation du bonheur » , ou bien encore que « ça y est, elle a élucidé le mystère de l’esprit humain », ou mieux que « là, ils ont vraiment découvert ce que vous avez toujours voulu savoir sur vous-même ». Pour moi ça revient à nous vendre des réponses unisexes et prêt-à-porter à des millénaires de questions aussi complexes que profondes.

Bref, revenons à ces vacances italiennes ! J’ai finalement pris le bouquin de mon ex, et surtout, je l’ai lu, malgré un périple de plus de 1000km ponctué d’images éblouissantes: les reliefs verts du parc national du Gargano, longés par une route côtière sinueuse reliant villes et villages, telle que la pittoresque Vieste; les décors baroques de Lecce, dont les monuments harmonieusement disposés autour de la Piazza Sant’Oronzo sont conçus avec la pierre blonde et chaude typique de la ville; le panorama idyllique de Polignano a Mare, avec son eau turquoise qui se laisse timidement goûter via une étroite plage de galets à flan de falaises; les entrailles du Canyon dans lesquelles résonnent encore des légendes comme celles de la belle Massafra et son ravin verdoyant, parsemé d’herbes médicinales et de grottes « magiques ». Toutes ces routes parcourues, ces paysages, me donnaient l’illusion que mes souvenirs douloureux et coupables s’éloignaient peu à peu, je sentais qu’ils laissaient place à une paix et un bien-être, bien que circonstanciels : la gastronomie, la musique et la beauté italienne aidant.

Mais un soir d’orage, bloqué dans ma tente, une phrase du fameux livre avait chamboulé cette béatitude d’un temps. Une définition, en quelques mots, clairement énoncée. L’auteur, je l’admets avec courage et pédagogie, proposait ni plus ni moins qu’une définition du bonheur, « le bonheur c’est la conscience d’un état de satisfaction globale et durable dans une existence signifiante fondée sur la vérité ». Sortie de son contexte, cette phrase alors même que je l’écris semble sonner creux. Pourtant Frédéric Lenoir, à force de références et d’illustrations, propose une définition du bonheur à la fois tangible et accessible. Il propose même différentes voies d’applications pratiques découlant de celle-ci, à la lumière de concepts anciens comme le stoïcisme, le taoïsme ou le scepticisme. Bizarrement, même si je restais admiratif devant la démarche riche et ambitieuse de ce livre, cristallisée dans cette définition, ce qui m’a déstabilisé ce soir-là n’était pas mon admiration mais plutôt ma déception. Une déception fascinante de ne pas me retrouver dans cette définition, de ne pas me retrouver dans sa définition. En effet, plus je lisais et relisais cette phrase comme une formule magique, plus je me rendais compte qu’elle n’avait aucun effet sur moi. Je la comprenais, c’était bien ficelé, ça tenait la route et devait sûrement parler à beaucoup de personnes, mais j’avais beau la retourner dans tous les sens, ça ne marchait pas pour moi. Je voulais me retrouver seul pour mes vacances, j’étais servi ! Certes le livre, cette définition, me conduisait à une question intéressante sur un élément qui ne figurait pas sur ma check-list : c’est quoi le bonheur ? Mais elle me laissait aussi devant un grand vide auquel je n’avais jamais pris garde auparavant: est-ce que je suis heureux ? C’était dur, même brutal. Grisé par les plaisirs des sens de mon voyage, une telle question existentielle qui surgit sans prévenir faisait l’effet d’une douche froide. La pluie battante y était probablement pour quelque chose. Justement abattue mais pas résignée, ce soir-là je priais un peu plus longtemps que d’habitude, un peu plus fort que d’habitude. Besoin d’aide, de réponses, de bonheur, si possible.

Le lendemain matin, ma tente avait survécu, l’orage était passé, mais il avait laissé derrière lui une grisaille et un froid humide qui ne venait pas arranger mon affaire. Comme je le faisais de temps en temps à cette époque, je lus le mail du jour de la newsletter chrétienne Un Miracle Chaque Jour, à laquelle je m’étais abonné récemment. Ce message quotidien d’espoir, me faisait souvent du bien, et m’apportait la plupart du temps un recul salutaire sur les tracas de la vie de tous les jours. Et ça commençait bien, la première phrase du mail me rappelait étrangement ma soirée passée : « Avez-vous déjà lu ces titres de magazines… “Devenez enfin vous-même !”, “Trouvez l’harmonie”… ». Toutefois, ce jour-là ce n’est pas vraiment le message en lui-même qui devait venir éclairer ma journée, il y avait un lien vers le clip d’une chanson que l’auteur recommandait. Par curiosité je cliquais, et me retrouvais tout à coup entraîné dans une réaction en chaîne improbable d’émotions et d’inspirations. La beauté et l’originalité du clip fait d’une succession de séquences de speedpainting, la voix suave et hypnotisante de la chanteuse accompagnée par une mélodie efficace au piano, les paroles qui paraissaient simplement venir tout droit du ciel: cette combinaison suffit à me faire faire quelques aller-retours entre rire et larmes, et à me faire prendre conscience d’une certitude, j’étais heureux. Non seulement j’étais heureux, j’en étais convaincu, mais surtout je savais pourquoi je l’étais: parce que je venais de choisir d’être heureux.


C’était aussi simple que ça et je venais de le réaliser. J’avais trouvé mon bonheur sans le chercher, en décidant de le vivre. Cette chanson en plus de m’avoir ému avait fait revenir à mon esprit de nombreux passage de la Bible parlant du bonheur. Des Béatitudes dans le nouveau testament aux Dix Commandements dans l’ancien, une multitude de phrases qui jusque-là étaient restées assez mystérieuses pour moi, me paraissaient finalement évidentes dans ce nouveau référentiel qui s’offrait à moi. Le bonheur ne s’obtient pas, il ne s’atteint pas, il se décide et se vit. La seule notion de recherche du bonheur est un lourd mensonge que nous avons créé nous-même, ou au moins une méprise – si fortuite. Dans la Bible, Dieu dit qu’il nous donne le choix entre la vie et la mort, le bonheur et le malheur, or il dit aussi qu’il a pour nous des plans de bonheur et non de malheur. Il faut donc seulement vouloir être heureux, faire le choix en âme et conscience du bonheur et de tout ce que cela implique, en particulier, de suivre Dieu sur son chemin, de se laisser guider par lui avec une confiance aveugle. Ce qui est puissant dans cette démarche c’est qu’au lieu de rechercher le bonheur on se retrouve finalement à chercher Dieu, qui lui nous conduit à nous trouver nous-même, à trouver nos vraies aspirations, nos espoirs profonds. Et Dieu s’engage à ce que ces derniers se réalisent, qu’on se réalise, car c’est ce qu’il veut, et nous en mettant tout en action à notre niveau pour cela, nous acceptons un deal très simple mais super rentable : « tu veux le bonheur, je te le donnes, fais seulement ce que je te dis pour que ça fonctionne ».

Alors que j’écris cet article, ça fait plus de 2 ans que j’ai vécu cette expérience mémorable, que j’ai trouvé ma définition du bonheur. Ironie du sort, je suis en Italie mais dans le Nord, en hiver et pour le boulot en plus. En regardant derrière moi, pendant ces 2 ans, j’ai eu le temps de guérir de mes blessures mais d’en vivre d’autres, de voir des étés radieux et des orages bien sombres. Et ce dont je peux témoigner aujourd’hui, c’est que quels que soient les événements que j’ai pu traverser sur cette si courte période de ma vie, mon bonheur, cet état choisi de confiance et d’espoir en un Dieu bon qui chaque jour me rapproche concrètement de lui, de moi-même, et de mon bien-être, ce bonheur-là il marche pour moi et il ne m’a jamais fait défaut.

Cet article fait référence à la newsletter Un Miracle Chaque Jour, disponible en libre accès sur ce site https://unmiraclechaquejour.topchretien.com/ et à la vidéo du clip « Viens dans ma vie » de Peggy Polito, disponible sur YouTube ici.

L’image

C’est fou ce qu’une simple image peut communiquer, sans aucun mot mais pourtant avec tant d’émotions. Il y a plus de 5 ans cette sculpture du festival Burning Man m’a interpelé alors que je cherchais juste un fond d’écran sympa pour mon téléphone. Il y a plus de 5 ans, encore une fois il s’agit ici, en partie, de mon ex ou plutôt de la période de ma vie que j’ai partagé avec elle. Ça commence à devenir une habitude, mes textes en parlent souvent. Certains pourraient y voir une rupture fantôme, qui me hante toujours après toutes ces années, ou un amour inavoué (et inavouable ?), envers une personne que j’ai moi-même choisi de sortir de ma vie.
Pourtant les questions que soulèvent mes références à ce passé douloureux sont loin d’être celles d’un regard masochistement nostalgique, tourné vers un temps qui a fait couler certes bien des larmes mais aussi fait jaillir tant d’éclats de rire, ou celles d’un espoir illusoire du « et si? » qui, à la manière d’un réalisateur de génie, sait si bien rejouer dans nos esprit le meilleur — et le pire, avec plus de passion, un meilleur éclairage et, toujours, le happy-end qui va bien.

Cette soif de vivre […] m’appelle à sauter de toute mes forces vers mon avenir, mais pour cela j’ai besoin de prendre tout l’appui nécessaire sur mon passé, pour aller le plus loin, le plus haut possible.

Non, ces questions-là sont résolument tournés vers l’avenir, plus que jamais dans ma vie. Cette soif de vivre que je découvre depuis peu en moi m’appelle à sauter de toute mes forces vers mon avenir, mais pour cela j’ai besoin de prendre tout l’appui nécessaire sur mon passé, pour aller le plus loin, le plus haut possible.
Pourquoi cette image? Qu’est ce qu’elle montre? Qu’est ce qu’elle m’a dit à cette époque? Love, cette œuvre du sculpteur ukrainien Alexander Milov (crédit photo: thestevenjames), représente deux adultes de métal dos à dos, deux adultes qui apparemment ce sont tout dit. Mais les deux enfants en eux, brillant d’une lumière éclatante, tournés l’un vers l’autres, eux, ont l’air d’avoir encore tout à se dire. Les structures de barres métalliques soudées qui constituent les adultes, n’ont certainement pas été choisie par hasard. Comme des prisons elles enferment en elles ces enfants qui, s’ils le pouvaient, iraient l’un vers l’autre, se jetteraient dans les bras l’un de l’autre.
Même si à l’époque où j’ai découvert cette image ça allait encore plutôt bien dans mon couple, comme un mauvais présage, elle me montrait le drame qui se joue chaque jour dans la vie de tant de couples, de familles ou même d’amitiés, le drame qui allait quelques années plus tard se jouer entre mon ex et moi.
Pour moi cette image, avant de parler d’amour, comme l’indique le nom de la sculpture, parle de pardon, du pardon que l’on n’arrive pas à se donner l’un l’autre alors qu’on devrait, alors qu’on voudrait. Elle parle du fait qu’en nous il y a cette âme d’enfant qui a juste envie d’oublier ces disputes, ces rancunes, ces blessures, pour simplement retourner à nos jeux, à nos rires, à notre bonheur. Et elle parle aussi du fait qu’à l’extérieur il y a cette carcasse, cette lourde charpente de nos habitudes rigidifiées, nos attitudes structurées — et structurantes, qui nous empêchent de faire le premier pas, d’ouvrir la porte des possibles.


Cette image je l’ai vécue, pas seulement dans mon couple, mais dans des relations diverses et à des niveaux d’affection variés. Mais à chaque fois, alors que je croyais que le seul souvenir de cette sculpture, comme un totem, pourrait me donner la force de ne pas laisser le drame se reproduire, de ne pas laisser l’enfant emprisonné dans l’adulte, je me retrouvais — tout comme l’autre en face — piégé dans le mécanisme du conflit, dans les rouages du ressentiment, le sable mouvant de l’appréhension, dans lequel chaque seconde qui passe semble nous éloigné inéluctablement de tout espoir, de toute possibilité de pacification.

Le pardon, le mot est lâché. Ce mot qui fascine, qui fait à la fois rêver et trembler. Ce mot qu’on idéalise, élève en chimère, au-dessus de nos réalités trop sordides. Ou pour d’autres, ce mot que l’on soumet à notre volonté, qu’on censure, qu’on encadre par des frontières méticuleusement tracées et balisées. Car oui, ici nous avons principalement deux écoles : ceux qui croient au pouvoir du pardon mais ne le font pas, comme une superstition inavouable, une croyance honteuse, à laquelle on ne peut s’abandonner complètement, par peur d’être déçu suite à une fin de non-recevoir de la partie adverse – les amis du « j’aimerais tellement lui pardonner, mais je ne sais pas si je pourrais y arriver » — ; et ceux qui à défaut de croire ou même de comprendre son pouvoir on choisit de dompter le pardon, de le tolérer mais selon leurs propres règles du jeu à eux, jeu dans lequel bien entendu ils ne perdent jamais – les défenseurs du « j’ai pardonné, mais j’ai pas oublié ».

« Le pardon est l’acte le plus égoïste que l’on peut commettre, car il a le pouvoir de libérer complètement notre seule personne du mal que l’Autre nous a fait, tout en laissant ce dernier face à sa propre culpabilité »


Mais qu’en est-il alors du pardon sans condition, du pardon palpable ? Si l’on pousse les choses à l’extrême, on doit se poser la question du pardon qui permet qu’on puisse encore aujourd’hui entendre des témoignages incroyables de pères pardonnant au meurtrier de leur enfant, de femmes pardonnant à leur violeur, de communautés entières pardonnant à leurs oppresseurs de tout un siècle. Est-ce que c’est factice ? Est-ce qu’il y a un truc ? J’ai eu beau chercher, à ce jour je n’ai pas encore trouvé les fils transparents qu’un illusionniste tirerait dans les coulisses de ces vies brisées, les effets spéciaux dont un prodigieux metteur en scène aurait su user pour magnifier ces faits divers tragiques. Finalement le seul magicien que j’ai pu découvrir au cours de mon questionnement personnel et existentiel sur le pardon, c’est Jésus. Sa doctrine subversive en son temps mais toujours révolutionnaire de nos jours a mis en lumière un pouvoir en l’être humain qui est encore trop souvent insoupçonné ou même méconnu de nos jours. Effectivement la plupart du temps on se trompe sur le pardon, et doublement. Non seulement car on sous-estime son efficacité et sa réalité dans nos vies, mais aussi car on croît à tort que le premier bénéficiaire du pardon – voire le seul – c’est le pardonné.
Une phrase que j’ai entendu un jour lors d’une prédication a complètement renversé mon ordre de pensée et ouvert mon esprit sur le vrai potentiel du pardon. « Le pardon est l’acte le plus égoïste que l’on peut commettre, car il a le pouvoir de libérer complètement notre seule personne du mal que l’Autre nous a fait, tout en laissant ce dernier face à sa propre culpabilité ».

J’ai trouvé ça extrêmement puissant ! Pour s’en rendre compte il faut se rappeler ce qu’est un conflit. L’étymologie nous aide, car un conflit se traduirait par « le fait de lutter ensemble ». Ensemble ! A y penser cela paraît invraisemblable. Alors que l’origine d’un conflit c’est la cassure qui va faire de deux personnes des ennemis se retournant l’une contre l’autre, et même dans de nombreux cas se séparant affectivement ou diplomatiquement, on apprend ici qu’en fin de compte la première chose que cette cassure crée c’est un objet en commun, une progéniture non désirée mais bel et bien présente : le conflit lui-même. C’est-à-dire, qu’aussi longtemps qu’un conflit puisse durer, les deux personnes qu’il oppose vont se lier, s’attacher, voire parfois aimer à se détester. Une fois cette notion clarifiée, je pouvais comprendre plus facilement en quoi le pardon est un privilège exclusif : il me permet, de préserver ma paix et mon bien être en refusant unilatéralement à l’autre son droit de conflit, son invitation à lutter ensemble.
Aujourd’hui, j’imagine le nombre de fois dans ma vie où j’aurais pu utiliser ce pouvoir. Je pense au temps que j’aurais gagné, aux prises de têtes que j’aurais pu m’épargner —en fin de compte tout ça n’est pas si égoïste car l’autre se rendrait bien compte à un moment de ce qu’il à aussi à gagner, de mon ancienne vie de couple qui, même si pas sauvée, aurait au moins pu être ménagée et interrompue avec plus de douceur.
Dans les évangiles on peut lire la réponse de Jésus à Pierre lui demandant combien de fois il devrait pardonner à celui qui lui ferait du mal : « tu lui pardonneras 70 fois 7 fois ». Remise dans son contexte, sa réponse évoque en fait l’infinité du pouvoir du pardon une fois que notre esprit s’ouvre à lui, et non un lourd et presque inhumain fardeau imposé par Dieu aux humains. En effet, le pardon est un gain, un don surpuissant qui nous permet de nous défaire des chaînes de la peine et de la rancœur, tout en créant chez l’autre une possibilité, pour lui aussi, de se sortir du piège mêlé de culpabilité et d’orgueil qui se refermerait petit à petit sur lui sans jamais défaire son étreinte. A partir du moment où on le comprend, on entre alors dans une réalité tout autre, où la paix se cultive et se récolte à portée de main, comme un jeu d’enfant.

[…] tout commence par-là : […] on ne peut gagner la guerre contre la haine avec la puissance du pardon que si on laisse cette dernière gagner sa première bataille en nous.


J’ai aussi pu découvrir, que le premier pas du pardon, aussi simple qu’il puisse paraître est vitale, non seulement pour la relation qui est en jeu mais aussi pour soi-même. Ce premier pas, c’est de se pardonner à soi-même. C’est parfois évident, et d’autres fois beaucoup plus complexe, mais lors d’un conflit il y a très souvent une part de culpabilité dans les deux camps. Même celui qui se considère comme lésé peut être amené soit à regretter des actions ou paroles qui ont pu blesser l’autre et, éventuellement, conduire à la réaction de ce dernier qui l’a finalement blessé à son tour ; soit carrément à conclure via des mécanismes psychologiques alambiqués qu’il est en fin de compte le seul responsable du mal qui lui a été fait. Qu’on soit le blesseur ou le blessé, se pardonner à soi même semble être quelque chose d’assez facile quand on le dit, mais j’ai eu l’occasion de me rendre compte plus d’une fois que ce dommage collatéral créé dans le conflit, cette deuxième blessure qu’est la culpabilité, est en fait bien plus dur à soigner qu’on le croit. En tous cas, tout commence par-là : de la même manière que je pense qu’on ne peut aimer l’autre sans apprendre à s’aimer soi-même d’abord, on ne peut gagner la guerre contre la haine avec la puissance du pardon que si on laisse cette-dernière gagner sa première bataille en nous.

Je suis loin d’être un saint, et l’image me nargue encore régulièrement aujourd’hui. Les émotions, l’habitude, l’instinct de défense – ou d’attaque, il y a tant de choses en nous qui nous font passer à côté de merveilleux moments, voire même de blocs de vie entiers. Mais ce qui m’aide justement c’est de penser à ce que j’ai raté, à ce que je raterais sans le pardon : tant de rires, de partages, d’amour. Le pardon est réel, j’en suis convaincu aujourd’hui. J’ai vu son pouvoir en action : dans la Bible, dans l’Histoire, dans des vies comme celle de Kim Phuc, survivante d’une attaque au Napalm dans le sud du Viêt Nam, celle du Pape Jean-Paul II, blessé grièvement lors d’une tentative de meurtre à Rome, celle de la communauté Amish, endeuillée par la tuerie dans l’école West Nickel Mines, celles des Tutsis et des Hutus, qui après la guerre civile et le génocide des premiers par les seconds vivent en paix au Rwanda.
Oui il est réel, et je veux en jouir moi aussi peut-être seul ou, je l’espère, avec tous ceux qui, s’ils le veulent bien, s’ils se pardonnent eux même d’abord et me pardonnent aussi ensuite, pourront utiliser avec moi ce pouvoir qui peut changer le monde.