C’est fou ce qu’une simple image peut communiquer, sans aucun mot mais pourtant avec tant d’émotions. Il y a plus de 5 ans cette sculpture du festival Burning Man m’a interpelé alors que je cherchais juste un fond d’écran sympa pour mon téléphone. Il y a plus de 5 ans, encore une fois il s’agit ici, en partie, de mon ex ou plutôt de la période de ma vie que j’ai partagé avec elle. Ça commence à devenir une habitude, mes textes en parlent souvent. Certains pourraient y voir une rupture fantôme, qui me hante toujours après toutes ces années, ou un amour inavoué (et inavouable ?), envers une personne que j’ai moi-même choisi de sortir de ma vie.
Pourtant les questions que soulèvent mes références à ce passé douloureux sont loin d’être celles d’un regard masochistement nostalgique, tourné vers un temps qui a fait couler certes bien des larmes mais aussi fait jaillir tant d’éclats de rire, ou celles d’un espoir illusoire du « et si? » qui, à la manière d’un réalisateur de génie, sait si bien rejouer dans nos esprit le meilleur — et le pire, avec plus de passion, un meilleur éclairage et, toujours, le happy-end qui va bien.
Cette soif de vivre […] m’appelle à sauter de toute mes forces vers mon avenir, mais pour cela j’ai besoin de prendre tout l’appui nécessaire sur mon passé, pour aller le plus loin, le plus haut possible.
Non, ces questions-là sont résolument tournés vers l’avenir, plus que jamais dans ma vie. Cette soif de vivre que je découvre depuis peu en moi m’appelle à sauter de toute mes forces vers mon avenir, mais pour cela j’ai besoin de prendre tout l’appui nécessaire sur mon passé, pour aller le plus loin, le plus haut possible.
Pourquoi cette image? Qu’est ce qu’elle montre? Qu’est ce qu’elle m’a dit à cette époque? Love, cette œuvre du sculpteur ukrainien Alexander Milov (crédit photo: thestevenjames), représente deux adultes de métal dos à dos, deux adultes qui apparemment ce sont tout dit. Mais les deux enfants en eux, brillant d’une lumière éclatante, tournés l’un vers l’autres, eux, ont l’air d’avoir encore tout à se dire. Les structures de barres métalliques soudées qui constituent les adultes, n’ont certainement pas été choisie par hasard. Comme des prisons elles enferment en elles ces enfants qui, s’ils le pouvaient, iraient l’un vers l’autre, se jetteraient dans les bras l’un de l’autre.
Même si à l’époque où j’ai découvert cette image ça allait encore plutôt bien dans mon couple, comme un mauvais présage, elle me montrait le drame qui se joue chaque jour dans la vie de tant de couples, de familles ou même d’amitiés, le drame qui allait quelques années plus tard se jouer entre mon ex et moi.
Pour moi cette image, avant de parler d’amour, comme l’indique le nom de la sculpture, parle de pardon, du pardon que l’on n’arrive pas à se donner l’un l’autre alors qu’on devrait, alors qu’on voudrait. Elle parle du fait qu’en nous il y a cette âme d’enfant qui a juste envie d’oublier ces disputes, ces rancunes, ces blessures, pour simplement retourner à nos jeux, à nos rires, à notre bonheur. Et elle parle aussi du fait qu’à l’extérieur il y a cette carcasse, cette lourde charpente de nos habitudes rigidifiées, nos attitudes structurées — et structurantes, qui nous empêchent de faire le premier pas, d’ouvrir la porte des possibles.
Cette image je l’ai vécue, pas seulement dans mon couple, mais dans des relations diverses et à des niveaux d’affection variés. Mais à chaque fois, alors que je croyais que le seul souvenir de cette sculpture, comme un totem, pourrait me donner la force de ne pas laisser le drame se reproduire, de ne pas laisser l’enfant emprisonné dans l’adulte, je me retrouvais — tout comme l’autre en face — piégé dans le mécanisme du conflit, dans les rouages du ressentiment, le sable mouvant de l’appréhension, dans lequel chaque seconde qui passe semble nous éloigné inéluctablement de tout espoir, de toute possibilité de pacification.
Le pardon, le mot est lâché. Ce mot qui fascine, qui fait à la fois rêver et trembler. Ce mot qu’on idéalise, élève en chimère, au-dessus de nos réalités trop sordides. Ou pour d’autres, ce mot que l’on soumet à notre volonté, qu’on censure, qu’on encadre par des frontières méticuleusement tracées et balisées. Car oui, ici nous avons principalement deux écoles : ceux qui croient au pouvoir du pardon mais ne le font pas, comme une superstition inavouable, une croyance honteuse, à laquelle on ne peut s’abandonner complètement, par peur d’être déçu suite à une fin de non-recevoir de la partie adverse – les amis du « j’aimerais tellement lui pardonner, mais je ne sais pas si je pourrais y arriver » — ; et ceux qui à défaut de croire ou même de comprendre son pouvoir on choisit de dompter le pardon, de le tolérer mais selon leurs propres règles du jeu à eux, jeu dans lequel bien entendu ils ne perdent jamais – les défenseurs du « j’ai pardonné, mais j’ai pas oublié ».
« Le pardon est l’acte le plus égoïste que l’on peut commettre, car il a le pouvoir de libérer complètement notre seule personne du mal que l’Autre nous a fait, tout en laissant ce dernier face à sa propre culpabilité »
Mais qu’en est-il alors du pardon sans condition, du pardon palpable ? Si l’on pousse les choses à l’extrême, on doit se poser la question du pardon qui permet qu’on puisse encore aujourd’hui entendre des témoignages incroyables de pères pardonnant au meurtrier de leur enfant, de femmes pardonnant à leur violeur, de communautés entières pardonnant à leurs oppresseurs de tout un siècle. Est-ce que c’est factice ? Est-ce qu’il y a un truc ? J’ai eu beau chercher, à ce jour je n’ai pas encore trouvé les fils transparents qu’un illusionniste tirerait dans les coulisses de ces vies brisées, les effets spéciaux dont un prodigieux metteur en scène aurait su user pour magnifier ces faits divers tragiques. Finalement le seul magicien que j’ai pu découvrir au cours de mon questionnement personnel et existentiel sur le pardon, c’est Jésus. Sa doctrine subversive en son temps mais toujours révolutionnaire de nos jours a mis en lumière un pouvoir en l’être humain qui est encore trop souvent insoupçonné ou même méconnu de nos jours. Effectivement la plupart du temps on se trompe sur le pardon, et doublement. Non seulement car on sous-estime son efficacité et sa réalité dans nos vies, mais aussi car on croît à tort que le premier bénéficiaire du pardon – voire le seul – c’est le pardonné.
Une phrase que j’ai entendu un jour lors d’une prédication a complètement renversé mon ordre de pensée et ouvert mon esprit sur le vrai potentiel du pardon. « Le pardon est l’acte le plus égoïste que l’on peut commettre, car il a le pouvoir de libérer complètement notre seule personne du mal que l’Autre nous a fait, tout en laissant ce dernier face à sa propre culpabilité ».
J’ai trouvé ça extrêmement puissant ! Pour s’en rendre compte il faut se rappeler ce qu’est un conflit. L’étymologie nous aide, car un conflit se traduirait par « le fait de lutter ensemble ». Ensemble ! A y penser cela paraît invraisemblable. Alors que l’origine d’un conflit c’est la cassure qui va faire de deux personnes des ennemis se retournant l’une contre l’autre, et même dans de nombreux cas se séparant affectivement ou diplomatiquement, on apprend ici qu’en fin de compte la première chose que cette cassure crée c’est un objet en commun, une progéniture non désirée mais bel et bien présente : le conflit lui-même. C’est-à-dire, qu’aussi longtemps qu’un conflit puisse durer, les deux personnes qu’il oppose vont se lier, s’attacher, voire parfois aimer à se détester. Une fois cette notion clarifiée, je pouvais comprendre plus facilement en quoi le pardon est un privilège exclusif : il me permet, de préserver ma paix et mon bien être en refusant unilatéralement à l’autre son droit de conflit, son invitation à lutter ensemble.
Aujourd’hui, j’imagine le nombre de fois dans ma vie où j’aurais pu utiliser ce pouvoir. Je pense au temps que j’aurais gagné, aux prises de têtes que j’aurais pu m’épargner —en fin de compte tout ça n’est pas si égoïste car l’autre se rendrait bien compte à un moment de ce qu’il à aussi à gagner, de mon ancienne vie de couple qui, même si pas sauvée, aurait au moins pu être ménagée et interrompue avec plus de douceur.
Dans les évangiles on peut lire la réponse de Jésus à Pierre lui demandant combien de fois il devrait pardonner à celui qui lui ferait du mal : « tu lui pardonneras 70 fois 7 fois ». Remise dans son contexte, sa réponse évoque en fait l’infinité du pouvoir du pardon une fois que notre esprit s’ouvre à lui, et non un lourd et presque inhumain fardeau imposé par Dieu aux humains. En effet, le pardon est un gain, un don surpuissant qui nous permet de nous défaire des chaînes de la peine et de la rancœur, tout en créant chez l’autre une possibilité, pour lui aussi, de se sortir du piège mêlé de culpabilité et d’orgueil qui se refermerait petit à petit sur lui sans jamais défaire son étreinte. A partir du moment où on le comprend, on entre alors dans une réalité tout autre, où la paix se cultive et se récolte à portée de main, comme un jeu d’enfant.
[…] tout commence par-là : […] on ne peut gagner la guerre contre la haine avec la puissance du pardon que si on laisse cette dernière gagner sa première bataille en nous.
J’ai aussi pu découvrir, que le premier pas du pardon, aussi simple qu’il puisse paraître est vitale, non seulement pour la relation qui est en jeu mais aussi pour soi-même. Ce premier pas, c’est de se pardonner à soi-même. C’est parfois évident, et d’autres fois beaucoup plus complexe, mais lors d’un conflit il y a très souvent une part de culpabilité dans les deux camps. Même celui qui se considère comme lésé peut être amené soit à regretter des actions ou paroles qui ont pu blesser l’autre et, éventuellement, conduire à la réaction de ce dernier qui l’a finalement blessé à son tour ; soit carrément à conclure via des mécanismes psychologiques alambiqués qu’il est en fin de compte le seul responsable du mal qui lui a été fait. Qu’on soit le blesseur ou le blessé, se pardonner à soi même semble être quelque chose d’assez facile quand on le dit, mais j’ai eu l’occasion de me rendre compte plus d’une fois que ce dommage collatéral créé dans le conflit, cette deuxième blessure qu’est la culpabilité, est en fait bien plus dur à soigner qu’on le croit. En tous cas, tout commence par-là : de la même manière que je pense qu’on ne peut aimer l’autre sans apprendre à s’aimer soi-même d’abord, on ne peut gagner la guerre contre la haine avec la puissance du pardon que si on laisse cette-dernière gagner sa première bataille en nous.
Je suis loin d’être un saint, et l’image me nargue encore régulièrement aujourd’hui. Les émotions, l’habitude, l’instinct de défense – ou d’attaque, il y a tant de choses en nous qui nous font passer à côté de merveilleux moments, voire même de blocs de vie entiers. Mais ce qui m’aide justement c’est de penser à ce que j’ai raté, à ce que je raterais sans le pardon : tant de rires, de partages, d’amour. Le pardon est réel, j’en suis convaincu aujourd’hui. J’ai vu son pouvoir en action : dans la Bible, dans l’Histoire, dans des vies comme celle de Kim Phuc, survivante d’une attaque au Napalm dans le sud du Viêt Nam, celle du Pape Jean-Paul II, blessé grièvement lors d’une tentative de meurtre à Rome, celle de la communauté Amish, endeuillée par la tuerie dans l’école West Nickel Mines, celles des Tutsis et des Hutus, qui après la guerre civile et le génocide des premiers par les seconds vivent en paix au Rwanda.
Oui il est réel, et je veux en jouir moi aussi peut-être seul ou, je l’espère, avec tous ceux qui, s’ils le veulent bien, s’ils se pardonnent eux même d’abord et me pardonnent aussi ensuite, pourront utiliser avec moi ce pouvoir qui peut changer le monde.