L’effacement

Être indifférent à la souffrance de l’autre, au fond, est-ce que c’est vraiment possible ? Pour moi l’humain est trop humain pour ça. Je veux dire, qu’on aurait beau avoir subi un lavage de cerveau mode cycle long 90°C avec Javel, cela ne pourrait pas effacer en nous le minimum de conscience qui fait qu’on sait quand l’autre souffre. Premièrement, car c’est la conscience de l’autre qui alimente la conscience de soi — sans toi pas de moi. Aussi, parce qu’on comprend automatiquement la souffrance de l’autre, dans le meilleur des cas pour nous, par opposition à notre bien-être et, dans le pire des cas, par association à celle que l’on vit nous-même. Bon, avant de me faire lyncher par des vrais philosophes, je vais m’arrêter là et revenir à mon idée de départ.

Je ne crois pas à l’indifférence face à la souffrance. Alors que l’effacement de la souffrance…

Accrochez-vous, je m’explique !

Changer de trottoir pour éviter de croiser un SDF qui mendie, zapper l’actualité pénible de la famine au Yémen pour se divertir avec un télécrochet musical, faire un don mensuel pour soutenir une œuvre caritative en Afrique, partager sur les réseaux sociaux pour diffuser le drame d’un enfant migrant noyé… A première vue ce sont des actions qui n’ont rien à voir les unes avec les autres, et pourtant elles ont un point commun essentiel : en fait il n’y a qu’une seule personne au centre de l’attention dans chacune d’entre elles, moi.

Que ce soit avec notre corps tout entier, avec nos sens, notre intellect ou juste nos émotions, nous avons la tendance et la surprenante capacité à effacer la souffrance de l’autre. Quand je me détourne de celui qui tend la main, quand je cache à mes yeux les images et les voix de pays entiers en détresse, quand je me dédouane mathématiquement de l’injustice faite aux plus pauvres avec un peu plus d’argent, quand je crie mon indignation sur la toile en réaction aux histoires les plus tragiques, la seule personne qui motive ces actions, c’est moi, pas l’autre.

Mon but n’est ni de choquer ni même de critiquer ici. Il ne s’agit pas de juger du bien ou du mal de ces attitudes distinctes, mais simplement d’essayer de réaliser un constat objectif et original.

A quel moment est-ce que je m’attarde sur la souffrance de l’autre ? A quel moment est-ce qu’au lieu de mon inconfort, mon humeur, mon raisonnement, ou mes émotions, c’est tout simplement l’autre et ce qu’il ressent lui qui est au centre de mon attention, et par suite, de ma motivation ? Trop souvent, que ce soit dans l’action ou l’inaction, je mets en sourdine cette souffrance qui pourtant a premièrement besoin d’être entendue, d’être comprise, pour pouvoir être soulagée.

On ne peut probablement pas tous partir pour un pays lointain au secours de milliers de personnes qui ne possède même pas le minimum vital, ni passer des nuits dans les rues froides de sa ville à apporter chaleur matérielle et humaine à ceux qui en manque le plus cruellement. Que cela soit la solution à la souffrance de l’autre ou pas, on ne peut malheureusement pas tous se lancer dans des sacrifices personnels de ce genre. Par contre, ce qu’on peut tous faire, et qui semble être une condition nécessaire quelle que soit l’action que l’on choisit, c’est se donner vraiment à l’autre qui souffre, de s’oublier même un instant pour le mettre au centre de notre vie, afin d’entendre, de comprendre et, si possible, de partager sa souffrance.

C’est peut-être ça, aimer son prochain comme soi-même, c’est peut-être ça l’Amour.

Là, une fois qu’on a fait ce premier pas, petit, certes, mais tout de même un pas vers l’autre, on peut même avec l’action la plus infime réussir à soulager les souffrances les plus dévastatrices.

On peut, je crois, même par un regard, s’il est rempli de cet Amour, communiquer à l’autre un apaisement qui se passe de tout mot.