L’inspiration

(Ecrit pendant le deuxième confinement , hiver 2020)

Ecrire, pas facile de s’y remettre, secoué, dans un métro pressé de relier Réaumur-Sébastopol à Pont de Levallois, blasé, par une énième affiche publicitaire pour une asso caritative faisant l’amalgame entre enfant africain et pauvreté, et confiné, pour la troisième fois, par un gouvernement de moins en moins populaire qui, même si l’ennemi est ailleurs, a l’air de tout faire pour se mettre l’ensemble de la population à dos.

« On ne peut pas plaire à tout le monde ! » C’est le nom de cette célèbre émission démagogiquement polémique ou polémiquement démagogique, c’est selon. Et justement elle portait, de fait, bien mal son nom. C’est aussi une assertion qui constitue une vérité que j’admets bien comme irréfutable en pensée mais que j’ai pourtant bien du mal à vivre dans mes actions. Tout comme notre président et nos ministres, je me retrouve souvent à tenter un impossible grand écart entre des objectifs, des personnes, des mondes qui sont diamétralement opposés, me faisant subir à moi-même un écartèlement insupportable, alors qu’en somme personne ne me le demande. En fait c’est simple, la plupart du temps on peut résumer mes décisions par le problème mathématique suivant :

  • X me demande A, du moins je m’imagine que X attend de moi A,
  • Y me demande B, du moins…, bref vous avez compris,
  • A n’implique pas B et B n’implique pas A, même si on peut admettre quelques intersections entre A et B (c’est-à-dire qu’en me débrouillant bien il y a des petites chances de faire coïncider ce que X veut et ce que Y veut),
  • Comment trouver le point d’intersection entre A et B afin de satisfaire X et Y et, accessoirement, afin de me satisfaire aussi et d’être en accord avec mes valeurs ?

C’est simple, non ? Bon, ça doit paraître au moins aussi compliqué que ce qui se joue à répétition dans ma tête à longueur de journée, au travail, à la maison, partout. Il y a bien des solutions à cette équation, beaucoup. Mais la résoudre coûte du temps, de l’énergie, pire, de l’identité, car à chercher « X » et « Y » je me perds toujours un peu plus dans l’infinité d’un plan cartésien où, ironiquement, même ces deux « inconnus » finissent déçus par mes solutions qui paraissent satisfaisantes dans une dimension mais pas dans les autres. 

C’est sûrement ce qui me fait avoir un minimum d’empathie pour le gouvernement. Les librairies ou les bars, les personnes âgées seules en EHPAD ou les jeunes avides de fête dans leur 9m², confiner ou ne pas confiner ? Telle est la question. Cela n’excuse en rien les graves manquements en termes de communication, de gestion, et surtout d’humanité dont ont pu faire preuve nos dirigeants depuis plus d’un an déjà. Je compatie juste en voyant d’autres échouer, au vu et au su de tous, dans un numéro de contorsionniste auquel je suis moi-même rompu mais pas beaucoup plus triomphant, loin de là.

Confiné donc, encore une fois, dans un « confinement qui n’en est pas vraiment un » peut-on entendre çà et là, ou plutôt dans un flou qui résulte selon moi très probablement de ce jeu dangereux auquel joue notre président. Un jeu auquel, dans une bien moindre mesure et avec des conséquences bien plus futiles, je me suis pris à jouer depuis longtemps maintenant, tellement que j’en viens à me demander si ce n’est vraiment que la troisième fois que je suis confiné. A vrai dire, ça fait bien longtemps que je me suis « auto-confiné », probablement ne suis-je pas le seul dans ce cas vous me direz, mais quelle importance ? Seul enfermé chez soi, ou tous enfermés chez soi, le problème reste le même. Cette privation d’une liberté qui est pourtant là, juste derrière la porte, à travers les vitres de la fenêtre, il s’agit bien d’un confinement. La porte des possibles, la fenêtres de mes aspirations profondes, je les ai fermées moi-même, dans cette incompréhensible et injustifiable quête de compromis où tout le monde est perdant et moi le premier.

Une amie m’avait pourtant bien conseillé : « il ne faut jamais écrire pour plaire aux autres ». Mais là aussi, le confinement de mon esprit, lui bien réel, est venu empêcher des possibilités : nier, tuer dans l’œuf une créativité qui logiquement aurait dû se trouver débridée par les pseudo-confinements dans lesquels nous nous sommes trouvés déjà à deux reprises pendant ces six derniers mois. Presque six mois sans rien écrire, six mois à fuir la peur de ne pas être intéressant, six mois à nier l’évidence de ce besoin d’écrire en essayant de l’étouffer par toutes sortes de contraintes et d’occupations. Etouffer, le mot est faible, parce que c’est effectivement comme s’arrêter de respirer, pendant six mois, comme une longue apnée, beaucoup trop longue.

Pourtant j’ai besoin de ça. J’ai besoin d’écrire. A quoi bon me mentir, j’ai été pris la main dans le sac, ou plutôt le stylo bille à la main. Cette main qui a goûté au sang noir de ce petit objet si banal mais si riche des possibilités qu’il renferme en son sein. Maintenant rien n’y fait, elle ne sera plus jamais ce pentapode domestiqué à pianoter sur un clavier, tapoter sur un écran glacé, ou même à attraper et relâcher machinalement toutes sortes de choses insignifiantes, aux ordres d’un maître lui-même asservi à un monde dans lequel il suffoque.

C’est donc ça, désormais, je respire par cette main, au rythme des lettres qui se dessinent sur mon carnet. Majuscule, je prends une grande bouffée d’air : inspiration. Point final…, j’en reprend encore une autre : inspiration.

L’enfant

Adulte ? Qu’est ce qui définit l’état adulte ?

Ne sommes-nous pas que des enfants marqués au fil des années par les joies et les peines, les épreuves, les défaites et les victoires façonnés par le monde dans lequel nous vivons et apprenons à vivre ?

Je ne sais pas ce qu’il en est de vous, en tous cas moi je suis un enfant. Plus précisément, je sais qu’au fond de l’homme que je suis, il y a et il y aura toujours un enfant dont les rêves, les peurs et les espoirs n’ont pas changé.

Seulement, être un homme, à mon sens, c’est de choisir parmi ces rêves, parmi ces peurs et ces espoirs, lesquels vont orienter ma vie, et de me battre avec toutes les armes en ma possession pour, respectivement, les vaincre et les réaliser.

L’enfant en moi, c’est l’homme que je suis.

L’effacement

Être indifférent à la souffrance de l’autre, au fond, est-ce que c’est vraiment possible ? Pour moi l’humain est trop humain pour ça. Je veux dire, qu’on aurait beau avoir subi un lavage de cerveau mode cycle long 90°C avec Javel, cela ne pourrait pas effacer en nous le minimum de conscience qui fait qu’on sait quand l’autre souffre. Premièrement, car c’est la conscience de l’autre qui alimente la conscience de soi — sans toi pas de moi. Aussi, parce qu’on comprend automatiquement la souffrance de l’autre, dans le meilleur des cas pour nous, par opposition à notre bien-être et, dans le pire des cas, par association à celle que l’on vit nous-même. Bon, avant de me faire lyncher par des vrais philosophes, je vais m’arrêter là et revenir à mon idée de départ.

Je ne crois pas à l’indifférence face à la souffrance. Alors que l’effacement de la souffrance…

Accrochez-vous, je m’explique !

Changer de trottoir pour éviter de croiser un SDF qui mendie, zapper l’actualité pénible de la famine au Yémen pour se divertir avec un télécrochet musical, faire un don mensuel pour soutenir une œuvre caritative en Afrique, partager sur les réseaux sociaux pour diffuser le drame d’un enfant migrant noyé… A première vue ce sont des actions qui n’ont rien à voir les unes avec les autres, et pourtant elles ont un point commun essentiel : en fait il n’y a qu’une seule personne au centre de l’attention dans chacune d’entre elles, moi.

Que ce soit avec notre corps tout entier, avec nos sens, notre intellect ou juste nos émotions, nous avons la tendance et la surprenante capacité à effacer la souffrance de l’autre. Quand je me détourne de celui qui tend la main, quand je cache à mes yeux les images et les voix de pays entiers en détresse, quand je me dédouane mathématiquement de l’injustice faite aux plus pauvres avec un peu plus d’argent, quand je crie mon indignation sur la toile en réaction aux histoires les plus tragiques, la seule personne qui motive ces actions, c’est moi, pas l’autre.

Mon but n’est ni de choquer ni même de critiquer ici. Il ne s’agit pas de juger du bien ou du mal de ces attitudes distinctes, mais simplement d’essayer de réaliser un constat objectif et original.

A quel moment est-ce que je m’attarde sur la souffrance de l’autre ? A quel moment est-ce qu’au lieu de mon inconfort, mon humeur, mon raisonnement, ou mes émotions, c’est tout simplement l’autre et ce qu’il ressent lui qui est au centre de mon attention, et par suite, de ma motivation ? Trop souvent, que ce soit dans l’action ou l’inaction, je mets en sourdine cette souffrance qui pourtant a premièrement besoin d’être entendue, d’être comprise, pour pouvoir être soulagée.

On ne peut probablement pas tous partir pour un pays lointain au secours de milliers de personnes qui ne possède même pas le minimum vital, ni passer des nuits dans les rues froides de sa ville à apporter chaleur matérielle et humaine à ceux qui en manque le plus cruellement. Que cela soit la solution à la souffrance de l’autre ou pas, on ne peut malheureusement pas tous se lancer dans des sacrifices personnels de ce genre. Par contre, ce qu’on peut tous faire, et qui semble être une condition nécessaire quelle que soit l’action que l’on choisit, c’est se donner vraiment à l’autre qui souffre, de s’oublier même un instant pour le mettre au centre de notre vie, afin d’entendre, de comprendre et, si possible, de partager sa souffrance.

C’est peut-être ça, aimer son prochain comme soi-même, c’est peut-être ça l’Amour.

Là, une fois qu’on a fait ce premier pas, petit, certes, mais tout de même un pas vers l’autre, on peut même avec l’action la plus infime réussir à soulager les souffrances les plus dévastatrices.

On peut, je crois, même par un regard, s’il est rempli de cet Amour, communiquer à l’autre un apaisement qui se passe de tout mot.